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Cependant, ces messieurs se croyaient à la campagne. La voie passait au milieu de jardins, dont elle avait abattu les murs de clôture. Il y avait de grands massifs de lilas en boutons. Les verdures étaient d'un vert tendre très délicat. Chacun de ces jardins se creusait, comme un réduit tendu du feuillage des arbustes, avec un bassin étroit, une cascade en miniature, des coins de muraille où étaient peints des trompe-l'oeil, des tonnelles en raccourci, des fonds bleuâtres de paysage. Les habitations, éparses et discrètement cachées, ressemblaient à des pavillons italiens, à des temples grecs; et des mousses rongeaient le pied des colonnes de plâtre, tandis que des herbes folles avaient disjoint la chaux des frontons.

- Ce sont des petites maisons, dit le médecin, avec un clignement d'oeil.

Mais, comme il vit que ces messieurs ne comprenaient pas, il leur expliqua que les marquis, sous Louis XV, avaient des retraites pour leurs parties fines. C'était la mode. Et il reprit:

- On appelait ça des petites maisons. Ce quartier en était plein... Il s'y en est passé de fortes, allez!

La commission était devenue très attentive. Les deux industriels avaient les yeux luisants, souriaient, regardaient avec un vif intérêt ces jardins, ces pavillons, auxquels ils ne donnaient pas un coup d'oeil avant les explications de leur collègue. Une grotte les retint longtemps. Mais lorsque le médecin eut dit, en voyant une habitation déjà touchée par la pioche, qu'il reconnaissait la petite maison du comte de Savigny, bien connue par les orgies de ce gentilhomme, toute la commission quitta le boulevard pour aller visiter la ruine. Ils montèrent sur les décombres, entrèrent par les fenêtres dans les pièces du rez-de-chaussée; et, comme les ouvriers étaient à déjeuner, ils purent s'oublier là, tout à leur aise. Ils y restèrent une grande demi-heure, examinant les rosaces des plafonds, les peintures des dessus de porte, les moulures tourmentées de ces plâtras jaunis par l'âge. Le médecin reconstruisait le logis.

- Voyez-vous, disait-il, cette pièce doit être la salle des festins. Là, dans cet enfoncement du mur, il y avait certainement un immense divan. Et tenez, je suis même certain qu'une glace surmontait ce divan; voilà les pattes de la glace... Oh! c'étaient des coquins qui savaient joliment jouir de la vie!

Ils n'auraient pas quitté ces vieilles pierres qui chatouillaient leur curiosité, si Aristide Saccard, pris d'impatience, ne leur avait dit en riant:

- Vous aurez beau chercher, ces dames n'y sont plus... Allons à nos affaires.

Mais, avant de s'éloigner, le médecin monta sur une cheminée, pour détacher délicatement, d'un coup de pioche, une petite tête d'Amour peinte, qu'il mit dans la poche de sa redingote.

Ils arrivèrent enfin au terme de leur course, les anciens terrains de Mme Aubertot étaient très vastes; le café-concert et le jardin n'en occupaient guère que la moitié, le reste se trouvait semé de quelques maisons sans importance. Le nouveau boulevard prenait ce grand parallélogramme en écharpe, ce qui avait calmé une des craintes de Saccard; il s'était imaginé pendant longtemps que le café-concert seul serait écorné. Aussi Larsonneau avait-il reçu l'ordre de parler très haut, les bordures de plus-value devant au moins quintupler de valeur. Il menaçait déjà la Ville de se servir d'un récent décret autorisant les propriétaires à ne livrer que le sol nécessaire aux travaux d'utilité publique.

Ce fut l'agent d'expropriation qui reçut ces messieurs. Il les promena dans le jardin, leur fit visiter le café-concert, leur montra un dossier énorme. Mais les deux industriels étaient redescendus, accompagnés du médecin, le questionnant encore sur cette petite maison du comte de Savigny, dont ils avaient plein l'imagination. Ils l'écoutaient, la bouche ouverte, plantés tous les trois à côté d'un jeu de tonneau. Et il leur parlait de la Pompadour, leur racontait les amours de Louis XV, pendant que M. de Mareuil et Saccard continuaient seuls l'enquête.

- Voilà qui est fait, dit ce dernier en revenant dans le jardin. Si vous le permettez, messieurs, je me chargerai de rédiger le rapport.

Le fabricant d'instruments de chirurgie n'en tendit même pas. Il était en pleine Régence.

- Quels drôles de temps, tout de même! murmura-t-il.

Puis ils trouvèrent un fiacre, rue de Charonne, et ils s'en allèrent, crottés jusqu'aux genoux, satisfaits de leur promenade comme d'une partie de campagne. Dans le fiacre, la conversation tourna, ils parlèrent politique, ils dirent que l'empereur faisait de grandes choses. On n'avait jamais rien vu de pareil à ce qu'ils venaient de voir. Cette grande rue toute droite serait superbe, quand on aurait bâti des maisons.

Ce fut Saccard qui rédigea le rapport, et le jury accorda trois millions. Le spéculateur était aux abois, il n'aurait pu attendre un mois de plus. Cet argent le sauvait de la ruine, et même un peu de la cour d'assises. Il donna cinq cent mille francs sur le million qu'il devait à son tapissier et à son entrepreneur, pour l'hôtel du parc Monceau. Il combla d'autres trous, se lança dans des sociétés nouvelles, assourdit Paris du bruit de ces vrais écus qu'il jetait à la pelle sur les tablettes de son armoire de fer. Le fleuve d'or avait enfin des sources. Mais ce n'était pas encore là une fortune solide, endiguée, coulant d'un jet égal et continu. Saccard, sauvé d'une crise, se trouvait misérable avec les miettes de ses trois millions, disait naïvement qu'il était encore trop pauvre, qu'il ne pouvait s'arrêter. Et, bientôt, le sol craqua de nouveau sous ses pieds.

Larsonneau s'était si admirablement conduit dans l'affaire de Charonne que Saccard, après une courte hésitation, poussa l'honnêteté jusqu'à lui donner ses dix pour cent et son pot-de-vin de trente mille francs. L'agent d'expropriation ouvrit alors une maison de banque. Quand son complice, d'un ton bourru, l'accusait d'être plus riche que lui, le bellâtre à gants jaunes répondait en riant:

- Voyez-vous, cher maître, vous êtes très fort pour faire pleuvoir les pièces de cent sous, mais vous ne savez pas les ramasser.

Mme Sidonie profita du coup de fortune de son frère pour lui emprunter dix mille francs, avec lesquels elle alla passer deux mois à Londres. Elle revint sans un sou. On ne sut jamais où les dix mille francs étaient passés.

- Dame! ça coûte, répondait-elle quand on l'interrogeait. J'ai fouillé toutes les bibliothèques. J'avais trois secrétaires pour mes recherches.

Et lorsqu'on lui demandait si elle avait enfin des données certaines sur ses trois milliards, elle souriait d'abord d'un air mystérieux, puis elle finissait par murmurer:

- Vous êtes tous des incrédules... Je n'ai rien trouvé, mais ça ne fait rien. Vous verrez, vous verrez, un jour.

Elle n'avait cependant pas perdu tout son temps en Angleterre. Son frère, le ministre, profita de son voyage pour la charger d'une commission délicate. Quand elle revint, elle obtint de grandes commandes du ministère. Ce fut une nouvelle incarnation. Elle passait des marchés avec les gouvernements, se chargeait de toutes les fournitures imaginables. Elle lui vendait des vivres et des armes pour les troupes, des ameublements pour les préfectures et les administrations publiques, du bois de chauffage pour les bureaux et les musées. L'argent qu'elle gagnait ne put la décider à changer ses éternelles robes noires, et elle garda sa face jaune et dolente. Saccard pensa alors que c'était bien elle qu'il avait vue jadis sortir furtivement de chez son frère Eugène. Elle devait avoir entretenu de tout temps de secrètes relations avec lui, pour des besognes que personne au monde ne connaissait.