La jeune femme avoua qu'en effet elle ne savait rien.
- Eh bien, vous vous rappelez ses grands airs de dignité, ses regards dédaigneux, vous m'en parliez vous-même... Tout ça c'était de la comédie... Il n'aimait pas les femmes, il ne descendait jamais à l'office quand nous y étions; et même, je puis le répéter maintenant, il prétendait que c'était dégoûtant au salon, à cause des robes décolletées. Je le crois bien, qu'il n'aimait pas les femmes!
Et elle se pencha à l'oreille de Renée; elle la fit rougir, tout en gardant elle- même son honnête placidité.
- Quand le nouveau garçon d'écurie, continua-t-elle, eut tout appris à monsieur, monsieur préféra chasser Baptiste que de l'envoyer en justice. Il parait que ces vilaines choses se passaient depuis des années dans les écuries... Et dire que ce grand escogriffe avait l'air d'aimer les chevaux! C'était les palefreniers qu'il aimait.
La cloche l'interrompit. Elle prit à la hâte les huit ou dix paquets dont elle n'avait pas voulu se séparer. Elle se laissa embrasser. Puis elle s'en alla, sans se retourner.
Renée resta dans la gare jusqu'au coup de sifflet de la locomotive. Et, quand le train fut parti, désespérée, elle ne sut plus que faire; ses journées lui semblaient s'étendre devant elle, vides comme cette grande salle où elle était demeurée seule. Elle remonta dans son coupé, elle dit au cocher de retourner à l'hôtel. Mais, en chemin, elle se ravisa; elle eut peur de sa chambre, de l'ennui qui l'attendait; elle ne se sentait pas même le courage de rentrer changer de toilette, pour son tour de lac habituel. Elle avait un besoin de soleil, un besoin de foule.
Elle ordonna au cocher d'aller au Bois.
Il était quatre heures. Le Bois s'éveillait des lourdeurs du chaud après-midi, le long de l'avenue de l'Impératrice, des fumées de poussière volaient, et l'on voyait, au loin, les nappes étalées des verdures que bornaient les coteaux de Saint-Cloud et de Suresnes, couronnées par la grisaille du mont Valérien. Le soleil, haut sur l'horizon, coulait, emplissant d'une poussière d'or les creux des feuillages, allumait les branches hautes, changeait cet océan de feuilles en un océan de lumière. Mais, après les fortifications, dans l'allée du Bois qui conduit au lac, on venait d'arroser; les voitures roulaient sur la terre brune, comme sur la laine d'une moquette, au milieu d'une fraîcheur, d'une senteur de terre mouillée qui montait. Aux deux côtés, les petits arbres des taillis enfonçaient, parmi les broussailles basses, la foule de leurs jeunes troncs, se perdant au fond d'un demi-jour verdâtre, que des coups de lumière trouaient, çà et là, de clairières jaunes; et à mesure qu'on approchait du lac, les chaises des trottoirs étaient plus nombreuses, des familles assises regardaient, de leur visage tranquille et silencieux, l'interminable défilé des roues. Puis, en arrivant au carrefour, devant le lac, c'était un éblouissement; le soleil oblique faisait de la rondeur de l'eau un grand miroir d'argent poli, reflétant la face éclatante de l'astre. Les yeux battaient, on ne distinguait, à gauche, près de la rive, que la tache sombre de la barque de promenade. Les ombrelles des voitures s'inclinaient, d'un mouvement doux et uniforme, vers cette splendeur, et ne se relevaient que dans l'allée, le long de la nappe d'eau, qui, du haut de la berge, prenait alors des noirs de métal rayés par des brunissures d'or. A droite, les bouquets de conifères alignaient leurs colonnades, tiges frêles et droites, dont les flammes du ciel rougissaient le violet tendre; à gauche, les pelouses s'étendaient, noyées de clarté, pareilles à des champs d'émeraudes, jusqu'à la dentelle lointaine de la porte de la Muette. Et, en approchant de la cascade, tandis que, d'un côté, le demi-jour des taillis recommençait, les îles, au-delà du lac, se dressaient dans l'air bleu, avec les coups de soleil de leurs rives, les ombres énergiques de leurs sapins, au pied desquels le Chalet ressemblait à un jouet d'enfant perdu au coin d'une forêt vierge. Tout le bois frissonnait et riait sous le soleil.
Renée eut honte de son coupé, de son costume de soie puce, par cette admirable journée. Elle se renfonça un peu, les glaces ouvertes, regardant ce ruissellement de lumière sur l'eau et sur les verdures. Aux coudes des allées, elle apercevait la file des roues qui tournaient comme des étoiles d'or, dans une longue tramée de lueurs aveuglantes. Les panneaux vernis, les éclairs des pièces de cuivre et d'acier, les couleurs vives des toilettes, s'en allaient, au trot régulier des chevaux, mettaient, sur les fonds du Bois, une large barre mouvante, un rayon tombé du ciel, s'allongeant et suivant les courbes de la chaussée. Et, dans ce rayon, la jeune femme, clignant des yeux, voyait par instants se détacher le chignon blond d'une femme, le dos noir d'un laquais, la crinière blanche d'un cheval. Les rondeurs moirées des ombrelles miroitaient comme des lunes de métal.
Alors, en face de ce grand jour, de ces nappes de soleil, elle songea à la cendre fine du crépuscule qu'elle avait vue tomber un soir sur les feuillages jaunis. Maxime l'accompagnait. C'était à l'époque où le désir de cet enfant s'éveillait en elle. Et elle revoyait les pelouses trempées par l'air du soir, les taillis assombris, les allées désertes. La file des voitures passait avec un bruit triste, le long des chaises vides, tandis qu'aujourd'hui le roulement des roues, le trot des chevaux sonnaient avec des joies de fanfare. Puis toutes ses promenades au Bois lui revinrent. Elle y avait vécu, Maxime avait grandi là, à côté d'elle, sur le coussin de sa voiture. C'était leur jardin. La pluie les y surprenait, le soleil les y ramenait, la nuit ne les en chassait pas toujours. Ils s'y promenaient par tous les temps, ils y goûtaient les ennuis et les joies de leur vie. Dans le vide de son être, dans la mélancolie du départ de Céleste, ce souvenirs lui causaient une joie amère. Son coeur disait: « Jamais plus! jamais plus! » Et elle resta glacée quand elle évoqua ce paysage d'hiver, ce lac figé et terni sur lequel ils avaient patiné; le ciel était couleur de suie, la neige cousait aux arbres des guipures blanches, la bise leur jetait aux yeux et aux lèvres un sable fin.
Cependant, à gauche, sur la voie réservée aux cavaliers, elle avait reconnu le duc de Rozan, M. de Mussy et M. de Saffré. Larsonneau avait tué la mère du duc, en lui présentant, à l'échéance, les cent cinquante mille francs de billets signés par son fils, et le duc mangeait son deuxième demi-million avec Blanche Muller, après avoir laissé les premiers cinq cent mille francs aux mains de Laure d'Aurigny. M. de Mussy, qui avait quitté l'ambassade d'Angleterre pour l'ambassade d'Italie, était redevenu galant; il conduisait le cotillon avec de nouvelles grâces. Quant à M. de Saffré, il restait le sceptique et le viveur le plus aimable du monde. Renée le vit qui poussait son cheval vers la portière de la comtesse Vanska, dont il était amoureux fou, disait-on, depuis le jour où il l'avait vue en Corail, chez les Saccard.
Toutes ces dames se trouvaient là, d'ailleurs: la duchesse de Sternich, dans son éternel huit-ressorts; Mme de Lauwerens, ayant devant elle la baronne de Meinhold et la petite Mme Daste, dans un landeau; Mme Teissière et Mme de Guende, en victoria. Au milieu de ces dames, Sylvia et Laure d'Aurigny s'étalaient, sur les coussins d'une magnifique calèche. Mme Michelin passa même, au fond d'un coupé: la jolie brune était allée visiter le chef-lieu de M. Hupel de la Noue; et, à son retour, on l'avait vue au Bois dans ce coupé, auquel elle espérait bientôt ajouter une voiture découverte. Renée aperçut aussi la marquise d'Espanet et Mme Haffner, les inséparables, cachées sous leurs ombrelles, qui riaient tendrement, les yeux dans les yeux, étendues côte à côte.