— C’est un ange ! répondait régulièrement Sarrance chaque fois qu’il s’était aventuré sur le sujet. Elle ne ressemble à aucune des autres filles, coquettes, effrontées, qui cherchent seulement le plaisir... Elle possède toutes les vertus nécessaires à une épouse...
— Sauf la surface adéquate ! Tu as déjà couché avec elle ?
— Thomas ! Comment oses-tu ?...
— Je n’ose pas, je me renseigne ! Quel âge a-t-elle ?
— Un peu plus de quinze ans, je crois.
— Alors, le cas n’est pas désespéré : elle peut grandir encore.
— Grandir ? Ça te paraît important ?
— Plutôt, oui ! Vous vous êtes regardés ensemble dans un miroir ? Si tu l’épouses, tu pourras vraiment dire qu’elle est ta moitié. Avant la nuit de noces, tu devras lui faire donner les derniers sacrements parce que, quand tu te coucheras sur elle, tu l’aplatiras comme une crêpe ! Et si elle survit à ton étreinte destructrice, il faut espérer pour elle qu’elle ne mette que des filles au monde : si des garçons se développent dans ce ventre miniature, et à moins d’être nains, le premier ne manquera pas de le faire éclater !
Antoine ne put s’empêcher de rire :
— Il faut toujours que tu exagères ! De nous deux c’est pourtant moi le méridional ! Alors que tu es un homme du Nord !
Les châteaux qui les avaient vus naître se situaient en effet aux deux bouts du pays : le Béarn, comme le Roi, pour Antoine, et dans le val d’Oise pour Thomas, tous deux orphelins de mère, ils s’étaient rencontrés dix ans plus tôt à la porterie du Louvre où ils devaient retrouver leurs pères respectifs avant d’entrer chez les pages d’où on les avait versés aux chevau-légers une fois l’âge atteint. Bâtis sur le même gabarit – six pieds environ, longues jambes et épaules de corsaires ! –, ils trouvaient le moyen d’être totalement différents car si le large visage couronné de cheveux roux de Thomas évoquait le lion, celui d’Antoine tenait à la fois de l’aigle et du loup. De ces contrastes, ils avaient forgé une solide amitié, de celles qui permettent de tout se dire... Ce à quoi Thomas ne manquait pas :
— L’origine ne fait rien à la chose, répondit-il, je suis seulement logique. Aime-la si tu veux mais épouses-en une à ta taille !
On peut comprendre que, dans ces conditions, l’affaire du mariage florentin eût enchanté Thomas. D’autant que cela mettrait fin à la gêne financière dans laquelle le vieux Sarrance laissait végéter son fils alors que Thomas jouissait de revenus confortables. D’où l’impatience avec laquelle Courcy s’était attaché à guetter le retour de l’ambassadeur florentin.
Maintenant, tandis qu’il rejoignait dans les dépendances du château le logis attribué aux chevau-légers de service et où il partageait une chambre avec son ami, il ne savait trop que penser. Pour ce qu’il en savait il n’existait qu’une seule Davanzati puisque la candidate au titre de comtesse de Sarrance était seule au monde. D’autre part, et à moins d’avoir perdu l’esprit, comment imaginer que la mégère entrevue tout à l’heure puisse être la jeune fille annoncée ? Si c’était le cas, Antoine lui éclaterait de rire au nez et s’accrocherait plus que jamais à son Elodie ?
Malgré tout – et justement à propos de rire –, il y avait celui qu’il avait entendu pendant les palabres, si jeune, si frais, en même temps que lui revenait à la mémoire l’élégante silhouette du jeune cavalier et l’éclat de deux yeux noirs dans la lumière incertaine des torches. Un proche de l’ambassadeur, sans doute, pour avoir osé s’amuser ouvertement de son dialogue avec la gorgone mais il se pouvait aussi que ce soit un... intime ami ? Giovanetti était vieux garçon, italien – en France on appelait ça le vice italien ! Et on ignorait ses goûts secrets.
Thomas en était là de ses cogitations quand Antoine rentra, si visiblement soucieux que son ami s’inquiéta :
— Que se passe-t-il ? Tu as l’air de porter Dieu en terre.
— Dieu non... mais mon plus beau rêve peut-être.
— Pourquoi, ton Elodie ne t’aime plus ?
— Oh si ! Pauvre ange ! Elle avait tout à l’heure des larmes dans les yeux en me disant que nous ne pourrions jamais être l’un à l’autre. La Reine a fait mander sa mère et, avec l’amabilité qu’on lui connaît, elle lui a ordonné que cessent les relations entre nous sous peine d’être chassée de la Cour. Et comme Mme de La Motte-Feuilly évoquait le lien profond qui nous unit et auquel ne manque que la bénédiction de l’Eglise, la « grosse banquière » a tranché net en ajoutant que le bien du royaume était en jeu ! Le bien du royaume, je te demande un peu ! En quoi notre amour, notre mariage même, pourraient nuire à la France ? Nous sommes si insignifiants !
— Il suffit d’un grain de sable pour enrayer une grande machine ! Et puis, ne fais pas l’innocent ! Tu sais parfaitement qu’à la veille d’être répudiée, la Reine s’est assurée le secours du plus intime confident du Roi – autrement dit ton père ! – en lui offrant pour toi la main de la plus riche héritière de Toscane, que celui-ci a consciencieusement rempli sa part du contrat et que... et que Giovanetti est rentré ce soir à Fontainebleau.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais parce que je l’ai vu. Tiens : il n’y a pas une demi-heure.
— Et il ramenait...
— Un carrosse qui transportait quelqu’un. Une dame, précisa-t-il prudemment.
— Tu surveillais donc le logis des ambassadeurs ?
— On peut dire ça ainsi ! Las de t’attendre à la Ronce Couronnée où, entre parenthèses, tu devais venir me rejoindre, je me suis mis à table et c’est de là que j’ai vu un petit cortège flanqué de nombreux bagages, un carrosse couvert de poussière et Giovanetti en personne franchir le seuil du portail de la maison.
Antoine parut se décomposer à vue d’œil et, débouclant son épée, se laissa tomber sur son lit :
— Déjà !... C’est affreux !... Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? J’espérais tant qu’elle ne viendrait pas !
— A part la fuite qui pourrait faire de toi un déserteur ou la rébellion ouverte qui te vaudrait sans doute l’échafaud, je ne vois pas d’autre issue que le mariage. Après tout, ce n’est jamais qu’un mauvais moment à passer !
— On voit que tu n’es pas à ma place, ricana Antoine. Et ma douce amie ? Que va-t-elle devenir après... une telle trahison ?
— Si elle se montre raisonnable, il est probable qu’on la mariera... avec un barbon mieux pourvu d’écus que de puissance génitale. Ensuite, vous pourrez vous aimer autant qu’il vous plaira... et tout le monde sera content. Même la Reine. A ce propos, qu’est-ce qui te prend de l’appeler la grosse banquière ? Tu es devenu un thuriféraire de Mme de Verneuil ?
Antoine rougit, ce qui lui arrivait rarement.
— J’avoue lui avoir rendu visite... pour lui demander d’user de son influence sur le Roi...
— Pour plaider ta cause ? Ah, bravo ! Ça c’est un coup de maître ! Ton Elodie te rend idiot, ma parole !
— Mesure tes paroles, s’il te plaît ! La belle Henriette est une femme charmante dont chacun sait qu’elle tient le Roi captif de ses charmes...
— Qu’elle tenait ! Ta pendule retarde, mon bon ! Le Roi a cessé de l’aimer. Elle lui en a trop fait voir ! Toujours est-il qu’il ne la voit plus et même qu’il ne lui écrit plus. C’est la belle Moret qui l’occupe !