— L’idée est-elle venue à Votre Majesté que le jeune Sarrance pourrait aimer ailleurs ? Il rencontre beaucoup de succès auprès des dames !
De sa petite main grasse, elle balaya la suggestion d’un geste désinvolte :
— Justement ! Une de plus ne devrait pas lui faire peur. En prime, il disposera d’une belle fortune. Que demander de plus ? Tu dis qu’elle est jolie ?
Giovanetti savait qu’il ne fallait pas trop vanter devant Marie les charmes d’une autre femme et regrettant un peu le « ravissante » de tout à l’heure venu spontanément à ses lèvres, il décida de ne pas en rajouter :
— Elle l’est, Votre Majesté, assura-t-il sobrement. La Reine devrait en être satisfaite...
— Et... le Roi ?
Devinant ce qu’elle avait derrière la tête, il opta pour une sorte de naïveté :
— Le... le Roi de même, je pense ? Émit-il comme s’il ignorait les appétits du Béarnais.
En fait, il s’était déjà posé la question sans trop oser y répondre. A chaque jour suffisait sa peine. Si Henri gratifiait la jeune Florentine d’un œil lubrique, ce serait à Sarrance de s’en arranger. Lui-même estimait avoir rempli de son mieux sa mission. Le reste ne le regardait pas...
Il reprit le ton officiel :
— Puis-je demander à Votre Majesté quel moment elle a choisi pour la présentation de donna Lorenza ?... et de sa tante ? ajouta-t-il précipitamment.
— Sa tante ? Qui est-elle celle-là ?
— Donna Honoria Davanzati, la sœur de son père. Elle n’est ni belle, ni même agréable, mais étant la seule parente de la jeune fille, elle a tenu à l’accompagner afin d’assurer le respect des convenances. Je n’ai pu faire autrement que de l’emmener. Elle ne cesse de clamer d’ailleurs son désir de revoir, portant la couronne de France, la jeune princesse qu’elle admirait tant et de l’assurer de son dévouement !
— Donna Honoria ?... Je ne vois pas... Oh si ! Je me souviens ! Elle était laide comme le péché ?
— Elle l’est plus encore si j’ose dire et son caractère ne s’est pas amélioré. A mon grand regret, c’est un vrai dragon ! Elle est pire, je crois, qu’une duègne espagnole !
— Et elle proclame nous être dévouée ? fit Marie avec un petit sourire.
— C’est ce qu’elle m’a répété au moins cent fois !
— Tu as bien fait de la faire venir. Qu’elle veille sur ma filleule ne peut être qu’une bonne chose. En outre, l’époux en fera ce qu’il voudra... Quant à la présentation, tu sais que nous donnons audience en fin de journée entre la promenade et notre souper. Venez à ce moment-là ! A présent, je voudrais rester seule... mais je suis contente de toi, ser Filippo !
Il ne restait plus qu’à saluer et se retirer.
Proche de l’appartement de la Reine, le Salon ovale, de par sa forme et son décor de superbes tapisseries – Marie de Médicis en raffolait et en faisait accrocher partout ! –, était l’un des plus agréables. Les souverains s’y tenaient chaque soir, sauf quand il y avait bal, pour y recevoir de façon moins formelle que dans la salle du Trône. On y revenait aussi après le souper pour s’y livrer à toutes sortes de jeux. L’or y coulait alors à flots.
Le cœur de Lorenza lui battait un peu vite quand, sa main sur celle de l’ambassadeur, elle en franchit les portes peintes de couleurs vives et d’or. Plus chatoyante encore était la société qui s’y trouvait. De petits groupes d’où s’échappaient parfois des rires ou des éclats de voix bavardaient mais l’ensemble se brouillait en une sorte de kaléidoscope étincelant où son étrange émotion l’empêchait de rien distinguer, sauf la Reine qu’elle trouva différente du souvenir que ses yeux d’enfant avaient jadis enregistré... Plus petite qu’à l’époque – mais elle avait elle-même beaucoup grandi- elle lui parut plus majestueuse dans sa robe de brocart bleue toute cousue de perles mais en aucune façon séduisante. Sous ses cheveux blonds frisés et relevés au-dessus du front, le visage à la peau très blanche était lourd, les yeux à fleur de tête et sans éclat, la bouche serrée, têtue. Elle était singulièrement dépourvue de grâce. Il ne devait pas être facile de s’y attacher ! L’idée que son sort allait en dépendre la fit frissonner tandis qu’après l’annonce aboyée par un huissier de la chambre, elle s’avançait lentement entre deux rangées de courtisans que la curiosité avait muselés. Giovanetti s’en aperçut :
— Vous tremblez ? Chuchota-t-il du coin de la bouche. Vous avez peur ?
— Oui... non ! Je ne sais pas...
— Je vous tiens bien. C’est le moment !
Il lui avait en effet expliqué comment on devait se présenter. Elle plongea dans une profonde révérence et bénit en son for intérieur la main qui la soutenait. Il fallait maintenant aller quasiment se prosterner devant Sa Majesté afin de baiser le bas de sa robe. Un exercice qui l’effrayait dans le silence à peine troublé par un imperceptible murmure où elle se mouvait comme dans un cauchemar. Et soudain, alors que, lâchée par Filippo, elle posait ses lèvres sur le lourd tissu emperlé, une voix joyeuse dotée d’un redoutable accent tonitrua :
— Ventre-saint-gris ! La belle cousine que nous avons-là grâce à vous, ma mie ! Vous permettez que je l’embrasse ? En vérité, j’en connais qui ont de la chance !
Sitôt relevée par une poigne vigoureuse, elle se retrouva en contact avec un visage barbu dont le propriétaire dégageait une forte odeur d’ail. Le Roi !
Quand il l’écarta de lui pour la tenir à bout de bras et mieux la voir, il débordait si visiblement d’enthousiasme que la petite bouche de sa femme se pinça tandis qu’autour d’elle les dames chuchotaient derrière les éventails dont elles n’avaient nul besoin par une soirée aussi douce sinon pour écarter des odeurs déplaisantes. Toutes se demandaient visiblement si l’entrée en scène de cette éblouissante jeune fille ne sonnait pas le glas de la marquise de Verneuil. La Reine dut le penser également car, après quelques paroles d’une bienvenue sans chaleur accompagnées d’un demi-sourire qui ne montait pas jusqu’aux yeux, elle déclara :
— Comme vous venez de le faire remarquer, Sire, ma jeune cousine est venue ici pour se marier. Le voyage a été long et elle doit avoir hâte de rencontrer celui qu’on lui destine.
— Sans doute, ma mie, sans doute ! Vous avez raison comme toujours. Holà, Antoine de Sarrance ! Viens çà contempler de plus près le beau présent que le Seigneur Dieu t’envoie !
— Sire, gronda Marie déjà en colère. Songez à respecter les usages ! Nous ne sommes pas ici dans la maison d’un croquant !
— Et vous, ne soyez pas si gourmée et ne malmenez pas les croquants. Ils sont enfants de Dieu comme vous et moi ! Holà, Sarrance !
Antoine qui se tenait à quelques pas avec Thomas secoua l’espèce d’hypnose qui l’avait pétrifié quand la jeune Florentine était entrée. Il était alors occupé à admirer son Elodie, qui se tenait modestement les yeux baissés au milieu des filles d’honneur de la Reine. Un énergique coup de coude de Thomas qui venait de lâcher un juron enthousiaste l’avait ramené sur terre mais ce fut pour recevoir un choc tel qu’il n’aurait jamais cru l’éprouver. Elle ne pouvait appartenir qu’au monde du rêve, l’éblouissante jeune fille que l’ambassadeur conduisait vers la Reine. Aucun bijou, aucun ornement superflu sur l’ample robe de brocart abricot et de satin blanc à la mode florentine – c’est-à-dire dépourvue du disgracieux vertugadin à l’espagnole tout juste bon à épaissir la taille la plus fine... Rien au cou, rien aux poignets mais sur son front pur une grosse perle en poire retenue par un fil d’or qui se perdait dans la masse somptueuse de la chevelure brillante massée en lourdes tresses sur l’arrière de la tête. On ne voyait rien des yeux sinon la douce courbe des longs cils noirs qui ombraient les joues d’ivoire à peine rosi.