L’appel du Roi et un nouveau coup de coude de Thomas qui marmonnait des choses indistinctes concernant l’injustice du sort le réveillèrent. Il prit son élan :
— Me voici, Sire !
La jeune fille se tourna vers lui et il vit sourire les plus longs et les plus beaux yeux qu’il eût jamais vus... mais quelqu’un l’avait précédé : son père qui, plus proche du Roi, lui barra le passage et mit genou en terre :
— Sire, fit-il d’une voix forte, j’implore votre clémence pour mon fils !
— Ma clémence ? Pourquoi, diantre, en aurait-il besoin ?
— Mademoiselle est d’une grande beauté mais son cœur est pris ailleurs et ce serait malhonnête à lui d’accepter cette jolie main venue de si loin. Pardonnez-lui !... et vous aussi, Mademoiselle, ajouta-t-il pour Lorenza qu’une bouffée de colère embrasait.
Le Roi, lui, semblait fort mécontent :
— Vous m’en avez déjà touché mot, marquis, mais cela ne tirait pas à conséquences et je suis mal satisfait !
— En revanche, reprit Sarrance qui s’était remis debout, et afin d’effacer l’offense faite à donna Lorenza... ainsi qu’à Sa Majesté la Reine, je demande sa main pour moi-même !
— Père ! protesta Antoine qui n’osa pourtant pas aller plus loin.
Elodie se tenait à quelques pas derrière Marie de Médicis. Elodie qu’il contemplait amoureusement un instant plus tôt... dans une vie antérieure !
Hector cependant reprenait, décidé à tout pour cette fille qui venait de lui enflammer le sang :
— Je suis veuf comme le savent Vos Majestés et encore gaillard et en âge – le même que le vôtre, Sire, sauf votre respect ! – de satisfaire une jeune fille inexpérimentée et d’en obtenir des fruits vigoureux ! Ainsi mon fils pourra épouser celle qu’il aime et... tout le monde sera heureux !
— Pas moi ! Je refuse !
Lorenza venait de s’exprimer à haute et fort intelligible voix, soulevant les réactions diverses de la Cour mais elle s’en moquait. Un scandale ne la ferait pas reculer. Après ce que lui avait confié Giovanetti, elle s’était fait un plaisir, presque un devoir envers elle-même de séduire l’homme qu’on lui avait tant vanté mais il n’avait jamais été question d’entrer dans le lit d’un barbon. L’instant suivant, elle pliait le genou devant le couple royal médusé :
— Avec la permission de Leurs Majestés, je prends congé... et retourne à Florence ! Messer Giovanetti ! Appela-t-elle en se relevant, si vous voulez bien me ramener.
Ne sachant trop quelle contenance prendre, celui-ci s’avança mais la Reine intervint avec sa brutalité coutumière :
— Je vous l’interdis, ser Filippo ! C’est sur mon désir que cette union a été arrangée avec la famille de Sarrance et je suis décidée à y garder la main. Que ma filleule épouse le père au lieu du fils est sans importance : le mariage aura lieu dès notre retour à Paris. En attendant, ma chère filleule demeurera ici avec les dames et demoiselles de ma maison. J’espère, Sire, que nous sommes d’accord ? Assena-t-elle à son époux avec l’un de ces coups d’œil qui d’habitude l’agaçaient prodigieusement mais cette fois, il se contenta d’opiner avec un large sourire dont il gratifia Lorenza. Il avait déjà oublié le refus de la jeune fille occupé qu’il était à la détailler, et il n’était pas difficile de deviner ce qu’il pensait. Mariée à Antoine, cette belle enfant eût été hors de portée mais unie à ce vieil Hector, son compère et son contemporain, elle serait beaucoup plus accessible et redonnerait vie à son cœur déplorablement vide depuis qu’il s’écartait de Mme de Verneuil.
Cependant, si elle ne brillait pas des feux d’une vaste intelligence, Marie de Médicis n’était pas complètement idiote et sa jalousie toujours en éveil flaira le danger. Elle s’adressa à l’ambassadeur :
— Ser Filippo, ronronna-t-elle, ne m’avez-vous pas dit, ce matin, que donna Honoria Davanzati accompagnait sa nièce ?
— En effet, Majesté, mais j’avais cru comprendre que la Reine...
— Rien du tout ! Si sa présence ne s’imposait pas pour cette première entrevue, elle devient indispensable dès l’instant où ma filleule demeure au palais. Faites-la chercher sur l’heure ! Leurs bagages suivront demain ! Vous pouvez vous retirer, ma filleule ! Madame de Guercheville, continua-t-elle en se tournant vers sa dame d’honneur, veuillez conduire donna Lorenza dans nos appartements et veiller à lui trouver un endroit où dormir. Nous sommes un peu à l’étroit ici mais... qu’y a-t-il encore ?
La question s’adressait à la jeune fille qui, mettant son orgueil de côté, venait de s’agenouiller devant elle :
— Je demande pardon à Votre Majesté mais je la supplie de me laisser rentrer à Florence ! J’avais accepté ce mariage offert par Leurs Altesses grand-ducales bien que je vinsse de perdre un fiancé que j’aimais en espérant justement y trouver l’apaisement mais, puisqu’il s’agit désormais de quelqu’un d’autre, je requiers l’autorisation de partir ! Là-bas, je retournerai aux Murate !
— Vous m’ennuyez, ma chère et je n’aime pas à me répéter. Vous resterez et vous épouserez le marquis. Sinon ce n’est pas dans un couvent que nous vous enverrons mais à la Bastille comme la rebelle que vous seriez alors ! Emmenez-la, Guercheville ! Cela a assez duré !
Avec douceur, la dame prit la main de Lorenza pour l’aider à se relever :
— Venez ! dit-elle. Il ne faut pas contrarier la Reine.
Elle n’en dit pas davantage mais la jeune fille lut dans les yeux clairs de cette femme d’un certain âge au visage aimable une totale compréhension et se laissa emmener puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire pour ce soir...
Tandis que Lorenza vaincue mais non résignée quittait le Salon ovale, Hector de Sarrance recevait les félicitations de ses pairs avec une satisfaction qui en indisposa plus d’un.
— Regardez-le donc ! fit Joinville, frère du duc de Guise, à Bellegarde. On dirait un paon qui fait la roue !
— Paré de plumes un rien défraîchies ! Il faut avouer qu’il a de quoi être content : une fille éblouissante et une grosse fortune ! Je me demande ce qu’en pense son fils ? Visiblement, il ne semble pas enchanté ! Pourtant, il devrait l’être. Il m’a dit ce tantôt être amoureux de la petite La Motte-Feuilly et vouloir l’épouser.
— C’était avant d’avoir vu la belle Lorenza ! La jouvencelle en question est gentille mais ne supporte pas la comparaison et le malheureux pourrait bien se trouver victime du plus imprévu des coups de foudre ! Cela arrive...
— Moi, si j’étais le marquis Hector je ne me rengorgerais pas comme il le fait en oubliant que la Roche Tarpéienne est toujours près du Capitole. Je ne lui donne pas... disons deux mois avant d’être cocu !
— Par son fils ?
— Oh non ! Si j’en crois la mine d’Antoine, il serait plutôt tenté par le parricide ! Par le Roi, mon cher ! Notre Vert Galant regardait la petite comme un matou une jatte de crème. Tout juste s’il ne se léchait pas les babines !
Le prince de Joinville n’était pas le seul à avoir observé la physionomie d’Henri IV. Si Antoine, lui, pris à son propre piège, n’avait rien vu, Courcy n’en avait pas perdu une miette. Tandis qu’Hector proclamait ses intentions matrimoniales, il s’était hâté, profitant de la stupeur générale, de tirer son ami en arrière afin de lui éviter, soit un geste soit des paroles inconsidérées.
Au moment où la jeune fille était apparue, Thomas avait pressenti une catastrophe. Il connaissait trop bien Antoine et ses nombreuses aventures pour l’imaginer de glace et l’œil terne devant tant de rayonnement juvénile ! Qu’il soit tombé amoureux de La Motte-Feuilly au point de vouloir l’épouser l’avait laissé perplexe. La petite était charmante, c’était une chose entendue, mais dans le genre fragile – selon Thomas, il ne devait pas y avoir beaucoup de rembourrage entre la peau quasi translucide et les os ! – et jusqu’à présent les goûts d’Antoine l’avaient attiré vers les belles plantes. Il le voyait mal passer sa vie à contempler un bibelot que les années dessécheraient rapidement. Mais tout venait de changer avec l’apparition de cette Lorenza et Thomas sentait poindre à l’horizon une longue suite de problèmes, peut-être douloureux.