Tandis qu’il l’écartait du devant de la scène, Antoine avait eu pour son ami un regard éperdu :
— Dis-moi que je suis en train de rêver... que je vais me réveiller de ce cauchemar avant de devenir fou !
— Je crains fort que non ! Il va falloir que tu te fasses à l’idée que cette ravissante créature va devenir ta belle-mère !
L’œil du jeune homme flamba :
— Ne sois pas bêtement cruel ! Ce qui m’arrive est épouvantable.
— Si tu crois que je n’ai pas compris ! Elle te plaît, n’est-ce pas ?
— Me plaire ? Quel mot ridicule quand on vient d’être frappé par la foudre ! Comment aurais-je pu penser qu’elle était si belle... surtout après ton rapport grotesque ! Mais où avais-tu les yeux, bon Dieu, quand tu observais le retour de Giovanetti ?
Une demoiselle mûre, laide comme les sept péchés capitaux de surcroît ! Et moi qui t’ai cru comme un imbécile ! Tu avais trop bu ?
Même s’il en avait toujours une petite réserve au service de son ami, la patience n’était pas la vertu cardinale de Courcy. Son poing se referma comme un étau sur le poignet d’Antoine :
— On se calme ! Je t’ai seulement rapporté ce que j’ai vu dans le carrosse. En revanche... pendant que cette mégère vitupérait, j’ai entendu rire un jeune cavalier qui se tenait près de l’ambassadeur et qui m’est apparu si beau que je me suis demandé si ser Filippo n’avait pas un faible pour les jolis garçons. Quel idiot j’ai été. Ce devait être elle déguisée en garçon ! Mais c’est trop bête, tu as raison...
Antoine n’eut pas le temps de répondre. Son père les abordait et lui tapait sur l’épaule :
— Eh bien, monsieur mon fils, vous voilà heureux, j’espère ? Je vous ai évité un mariage qui vous déplaisait et nous sommes riches ! Vous allez pouvoir épouser votre Elodie même si elle ne nous apporte pas un liard !... et vous serez accompagnés de ma bénédiction en plus ! Je vais même demander sa main sans plus tarder afin qu’on nous marie le même jour ! Ce sera charmant !
Thomas vit Antoine blêmir et retint sa respiration mais celui-ci s’était repris assez pour répliquer :
— Rien ne presse, Monsieur ! Il ne faut jamais trop se hâter... et je crains que vous ne vous soyez laissé emporter par votre... désir de m’aider mais cette jeune fille a trente ans de moins que vous et...
Le marquis éclata d’un rire sauvage. Simultanément, ses pupilles se rétrécirent et Thomas comprit, avec effroi, qu’il avait parfaitement compris l’émoi de son fils et qu’il le savourait même avec un plaisir démoniaque :
— Et après ? Allez donc demander au Roi si un tendron lui ferait peur ? Pas à moi, en tout cas, et je le prouverai en agrandissant notre famille ! Ce jeune corps devrait produire de beaux fruits !
Thomas se lança dans la bataille pour secourir son ami. Il se mit à son tour à rire en feignant la joie :
— Je vous fais confiance ! Mais prenez garde, Monsieur, que le Roi ne souhaite partager le festin. Il est évident que la beauté de votre future épouse l’a ému. Il la regardait de façon fort douce... et l’on dit qu’en ce moment son cœur est libre...
Non seulement Hector ne fit pas chorus mais ses lèvres se serrèrent jusqu’à ne plus former qu’une mince ligne :
— Je ne le lui conseille pas ! Soyez sûr, mon garçon, que je saurai garder ce qui est à moi !
— Pas encore ! Lâcha Antoine, exaspéré. Vous oubliez qu’elle vous a refusé et réclamé son retour à Florence !
— Elle changera d’avis, voilà tout ! La Reine y veillera ! Quant à vous, mon fils, ne songez qu’à vous réjouir ! Je vais travailler à votre bonheur !
Et sur ces mots où planait une vague menace, il tourna les talons en sifflotant un air de chasse. Les deux jeunes gens le regardèrent s’éloigner en silence. Ils découvraient l’un et l’autre qu’en revendiquant la main de Lorenza le vieil homme n’avait pas obéi au simple désir de renflouer ses finances précaires et de s’assurer la dot royale qui risquait de lui échapper, mais à une impulsion tout aussi humaine mais infiniment plus primitive parce que animale : le rut du vieux mâle devant la plus jolie femelle du troupeau. Riche ou pas, il voulait Lorenza dans son lit et entendait l’y retenir envers et contre tous. La beauté chaleureuse de la jeune fille avait éveillé en lui une de ces passions sans amour que l’âge peut rendre redoutable.
— Que vas-tu faire ? S’inquiéta Thomas.
— Me resterait-il quelque chose à faire ?... A part peut-être me passer l’épée au travers du corps pour m’éviter d’embrocher mon père !
— Allons ! Tu n’en penses pas un mot !
— Si ! Je te jure que si... Mais j’ai l’impression d’être en train de devenir fou !... Pardonne-moi, il faut que j’aille prendre l’air ! J’étouffe !
L’instant d’après, il avait disparu, fendant la masse des courtisans sans leur accorder un regard ni se soucier d’en bousculer deux ou trois. De quoi s’attirer quelques duels mais les personnes en question n’étaient sans doute pas d’humeur belliqueuse. Il est vrai aussi que la carrure du jeune officier et sa réputation de bretteur pouvaient dissuader quiconque de la provoquer.
Sachant qu’il était au-delà de tout raisonnement, Thomas se contenta de le suivre du regard bien qu’il eût souhaité volontiers aller respirer l’air frais des jardins plutôt que celui, saturé, d’un salon où les parfums se contrariaient le plus souvent mais présentaient au moins l’avantage de masquer tant bien que mal des effluves moins suaves. S’y mêlaient, en effet, des odeurs de cuisine : le souper royal devait avoir commencé. Or, non seulement il n’avait pas faim – chose rare parce que son appétit était réglé sur une horloge – mais cet amalgame lui donna mal au cœur, ce qui le décida à faire un tour lui aussi. Entre le jardin de Diane, celui des Eaux, les parterres et le parc, il y avait suffisamment d’espace pour qu’Antoine ne l’accuse pas de le poursuivre.
Il se dirigeait vers l’escalier quand une voix féminine l’appela :
— Monsieur de Courcy ! Monsieur de Courcy !... Un mot, s’il vous plaît !
Retenant à deux mains ses jupes élargies par le disgracieux vertugadin hérité de la mode espagnole, la jeune Elodie accourait à sa rencontre. Plus rose encore que sa robe et visiblement au comble de l’excitation, elle serait peut-être allée droit dans un mur s’il n’avait été là pour la retenir :
— Où... où... où est Antoine ? Je veux dire... M. de Sarrance ?
— Je n’en sais rien, Mademoiselle, répondit-il, sincère. Mais vous voilà bien émue ?
— Il... il y a de quoi ! Je suis tellement... tellement heureuse !
— A ce point ?... Allons, remettez-vous !
— Je n’ai pas le temps ! Il faut que je le voie... que je lui apprenne...
— Et quoi, mon Dieu ?
— Le marquis son père vient de... demander ma main à ma mère ! Nous allons nous marier ! Et sans se soucier de l’avenir puisque lui-même épouse la riche Florentine !... C’est... merveilleux !