— Je ne vois pas pourquoi !
— Mais parce qu’il voudra vous garder pour lui seul et ne vous exposera guère aux lumières d’une cour dont les mœurs sont... libres, pour ne pas dire plus !
Lorenza se donna le temps de peser ses paroles. Et soudain une idée lui vint :
— Le marquis sait-il qu’il court un grand danger ? Et vous-même, ser Filippo, savez-vous comment est mort mon cher fiancé ?
Giovanetti ne répondit pas tout de suite :
— Par le poignard, j’ai appris ?
— Dont la lame fixait un message menaçant d’un sort semblable qui oserait m’épouser !
— Je l’ignorais, fit l’ambassadeur brièvement en détournant les yeux. Cela peut être la raison pour laquelle Leurs Altesses vous ont laissées partir si aisément, vous et votre fortune. Elles doivent penser que la menace s’éteindra en dehors de Florence.
— Ou alors que cet homme aura le même sort et qu’il ne restera plus qu’à me rapatrier avec ou sans ma fortune ? Vous devriez en aviser M. de Sarrance, ironisa-t-elle avec un petit rire sec.
— Pensez-vous réellement qu’un poignard puisse faire reculer un homme de sa trempe ? Le père comme d’ailleurs le fils sont cités en exemple pour leur vaillance. Elle leur est chevillée au corps... et pas uniquement pour fournir une rime aux poètes !... Je pense, au contraire, qu’affronter son fils pourrait l’amuser en donnant un piment sinistre à votre possession.
— Vous plaisantez ?
— Absolument pas ! Il n’y a pas là matière à plaisanterie.
Elle eut un mouvement de colère, se rejeta au fond du carrosse et ne parla plus jusqu’à l’arrivée à l’hôtel des ambassadeurs où elle se contenta de souhaiter une bonne nuit à son compagnon, refusant le souper qu’il proposait de faire venir de la Ronce Couronnée. Elle regagna sa chambre et se coucha sans répondre aux questions de sa Bibiena dévorée de curiosité.
Elle avait besoin de réfléchir.
Le surlendemain, on partait pour Paris où – elle l’espérait de toutes ses forces – les opportunités d’échapper à un mariage qui lui faisait horreur seraient peut-être plus nombreuses.
En demandant à être reçu par le Roi à la sortie du Conseil, le lendemain matin, Antoine n’en menait pas large. Il redoutait de passer pour un imbécile velléitaire aux yeux d’un souverain qu’il aimait et admirait de tout son cœur. Tellement même qu’à l’approche des appartements royaux, il s’enquit auprès de M. de Surienne, Maître ordinaire de l’hôtel du Roi, de l’humeur de Sa Majesté. Il fallait vraiment qu’il se sentît mal à l’aise pour s’adresser à un personnage jugé par lui jusque-là insipide et vaniteux.
— Comment est le Roi, ce matin ?
— Vous voulez dire quand il est sorti de la chambre de la Reine ?
— Par exemple... oui !
— Comme à son accoutumée !
— Mais encore ?
— Ni gai ni triste.
Justement, un comportement aussi terne n’avait rien d’habituel chez Henri dont le visage pouvait refléter les impressions les plus diverses en un rien de temps. En général, il aimait aborder les promesses d’un nouveau jour. Même quand sa femme lui avait cherché querelle dans la nuit parce que c’était alors une espèce d’évasion... Remerciant Surienne d’un signe de tête, Antoine s’en alla patienter devant la porte du Conseil. Henri apparut peu après, causant avec animation avec le ministre Villeroy, principal conseiller, après Sully, depuis des années. Et le cœur d’Antoine tressauta : le Béarnais semblait de très mauvaise humeur et Antoine pensa qu’il valait peut-être mieux se retirer. Mais, soudain, Henri l’aperçut et, chose inouïe, il se détendit instantanément tandis qu’une étincelle d’amusement s’allumait dans son regard.
— Ah, jeune Sarrance ! Suivez-moi !... Nous réglerons les termes de la lettre au pape ce soir avant le souper ! ajouta-t-il à l’adresse de Villeroy puis il partit à pas rapides – si rapides que les longues jambes d’Antoine peinaient à le suivre ! – en direction de son cabinet d’armes, saluant au passage d’un « Serviteur untel !... Serviteur ! » Ceux de ses courtisans qu’il reconnaissait.
Après être entré dans la pièce, il alla s’asseoir sur une haute chaise et prit sur la table voisine un pistolet damasquiné qu’il se mit à examiner. Enfin il se tourna vers son visiteur :
— Vous n’avez guère bonne mine, mon garçon ! J’espérais que vous veniez me faire part de votre bonheur...
— Mon bonheur ? répéta le jeune homme visiblement au supplice et à cent lieues d’imaginer que le Roi avait décidé de s’amuser un peu.
— Eh bien oui ! Puisque votre père va épouser celle dont vous ne vouliez pas, vous allez mener à l’autel Mlle de La Motte-Feuilly dont vous êtes éperdument épris. C’est bien cela ?
A mesure qu’il parlait, Antoine se sentait pâlir. Il cherchait avec effort des mots qui se dérobaient...
— Alors ? fit Henri en dardant sur lui un regard étincelant.
En désespoir de cause, le malheureux plia le genou mais ne baissa pas la tête :
— Non, Sire... et j’en demande bien pardon au Roi... Je suis venu lui demander de m’envoyer dans un régiment des frontières qui lui conviendra mais le plus loin possible de Paris et de préférence dans l’un des lieux les plus exposés si la guerre reprenait...
— Autrement dit là où vous aurez le plus de chances d’être tué ? Vous êtes le seul fils de votre père : il faut songer à continuer le nom...
— Depuis hier, M. le marquis n’a plus besoin de moi. Il compte même donner naissance à une nombreuse descendance et...
Il courba la tête pour cacher les larmes de colère qui lui venaient mais ne put s’empêcher de renifler.
— Relevez-vous !
Il obéit machinalement avec une lassitude qui toucha Henri, trop coutumier des coups de passion imprévus pour ne pas comprendre ce que ce garçon endurait :
— Seulement, reprit-il d’un ton plus familier, tu n’imaginais pas le mauvais tour que te préparait le destin ! Hier encore, tu ne voyais rien de mieux dans la vie qu’épouser une petite fille assez jolie sans doute mais en rien comparable à celle dont tu ne voulais pas ? Vénus en personne t’a frappé de sa flèche et les portes du Paradis s’entrouvraient devant toi quand le beau... dévouement de ton père à votre lignée t’a anéanti. D’où ce grand... et si pressant besoin de voir du pays ? Tu es trop honnête, n’est-ce pas, pour provoquer en duel le premier quidam venu et te faire embrocher sur son épée ?
— Sire ! Balbutia Antoine qui se sentait revivre. Comment le Roi a-t-il pu deviner...
— Sonder les reins et les cœurs est indispensable quand on veut régner et je ne te permettrai pas de chercher une fin obscure et inutile dans quelque coin perdu du royaume. Demain M. de Beauvoir repart pour l’Angleterre où il nous représente auprès du roi Jacques[10]. Tu veilleras à sa protection en quelque sorte. Résider à Londres n’est pas toujours de tout repos...
— Oh, Sire ! Vous me rendez la vie et...
— Un instant ! (Et le ton du roi devint tout à coup sévère.) Il est bien entendu qu’auparavant tu feras tes adieux à Mlle de La Motte-Feuilly et qu’il ne saurait être question de partir en catimini !
Tout en admettant que c’eût été une attitude indigne, Antoine aurait pourtant préféré éviter de revoir Elodie. Son hésitation dut être perceptible car Henri reprit sèchement :
— C’est bien entendu ?
— Oui, Sire ! Je la verrai.
— Ce n’est pas toujours devant l’ennemi qu’il faut le plus de courage, ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. Si cela peut t’aider, je t’autorise à dire que le Roi s’oppose à ce mariage.