— Ne pouvez-vous au moins gagner du temps ? Celui d’en référer au grand-duc Ferdinand ? Le mariage que j’avais accepté n’est pas celui qui est aujourd’hui prévu. Vous le savez et il le sait ! Envoyez-lui un courrier, que diable ! lança-t-elle, exaspérée.
— S’il y avait là l’ombre d’une chance, ce serait déjà fait, mais nous approchons de l’hiver et vous connaissez la distance qui nous sépare de Florence...
— Ce qui veut dire que je serai mariée avant même qu’il n’y parvienne ?
— Exactement !
— Alors aidez-moi à fuir ! Mieux encore, faites de moi ce messager !
— Vous ne savez pas ce que vous demandez. C’est un métier que celui de courrier et un métier rude ! Vous n’arriveriez pas vivante !
— Je suis prête à tenir le pari ! De toute façon, s’il m’arrivait malheur ce ne serait pas pire que ce qui m’attend ! Je vous en supplie, laissez-moi partir... ou plutôt m’enfuir si vous préférez, ce qui aurait l’avantage non négligeable de ne pas engager votre responsabilité.
— S’il n’y avait que cela, je n’hésiterais pas un instant. On n’envoie pas un ambassadeur au bourreau. Tout ce qu’il peut risquer c’est un traquenard au coin d’une rue nocturne, le coup de poignard assené par une main invisible mais je ne peux accepter l’idée de vous laisser vous perdre dans une ville inconnue, dangereuse même pour ses habitants, dans un pays dont vous ignorez tout. Croyez-moi, vous n’iriez pas loin et la pensée de votre mort obscure, misérable voire cruelle m’est insupportable ! Ne me demandez pas cela !
— Et moi c’est la pensée de me retrouver dans le lit de ce barbon qui m’insupporte. Et vous le savez bien d’ailleurs ! Alors qu’avez-vous à me proposer, vous qui vous prétendez mon ami ?
Tout en parlant elle avait retiré la main qu’il couvrait toujours. Visiblement peiné, il n’essaya pas de la reprendre, réfléchit un moment puis soupira :
— J’espérais ne plus avoir à vous le prouver. Cependant, je vais faire une nouvelle tentative auprès du Roi. Sans grand espoir, je ne vous le cache pas, pour la raison que vous lui plaisez et qu’il refusera sûrement de vous voir partir, mais c’est un homme de bonne race, un cœur généreux... et il prendra peut-être en pitié vos angoisses.
Les yeux sombres flambèrent de colère :
— Pitié ! Angoisse ! Quand il ne s’agit que d’une vulgaire transaction mercantile ! Une affaire de gros sous ! J’estime qu’en abandonnant ma dot en échange de ma liberté, je fais preuve de générosité moi aussi. Si cet homme en veut davantage, qu’il épouse Honoria !
— De grâce, ne revenez pas là-dessus ! Je vous ai déjà tout dit à ce sujet ! C’est de l’enfantillage !
— Pardonnez-moi ! Il n’y a pas tellement longtemps que je suis sortie de l’enfance !
Elle pressa ses deux mains sur son visage pour ne pas éclater en sanglots devant lui, repoussa son siège et regagna sa chambre en courant. Il ne chercha pas à la suivre ni même à la retenir sachant bien que cela ne servirait à rien mais, pleinement conscient du degré d’affolement qu’elle atteignait – celui-là même d’un oiseau englué ! –, il envoya chercher son médecin. Fatigué, celui-ci s’apprêtait à se coucher après avoir avalé une soupe et la moitié d’un poulet mais il n’en arriva pas moins sur-le-champ en achevant de boutonner son pourpoint :
— Encore besoin de moi, ser Filippo ? Il me semble pourtant que la maison est tranquille et que Madonna Honoria...
— Il ne s’agit pas d’elle mais de donna Lorenza. L’état de ses nerfs est tel que l’on peut redouter le pire...
— Il y a de quoi, non ? Un drame lui a fait perdre celui qu’elle allait épouser et qu’elle aimait. Là-dessus on la convainc d’accepter une nouvelle alliance avec un jeune homme possédant suffisamment de charme pour lui faire oublier le premier et, au bout du voyage, c’est à un barbon qui pourrait être son grand-père qu’on va la donner !
— Je le sais, répondit Giovanetti, agacé. Aussi vais-je, dès demain, faire une nouvelle tentative auprès du Roi...
— Tu vas perdre ton temps ! Le vieux Sarrance est son ami d’enfance, son compagnon de toujours, il n’acceptera jamais de lui arracher un si friand morceau au moment même où il est sur le point de mordre dedans.
— Tu as de ces mots ! Ça aussi je le sais et si je t’appelle c’est pour te demander de veiller sur elle.
— Je ne vois pas ce que je pourrais faire. C’est à Bibiena qu’il faut le dire. Elle au moins couche dans sa chambre. Ce qui n’est pas mon cas... hélas !
L’ambassadeur considéra un instant l’étroit visage du médecin, sa barbiche, ses yeux vifs et son sourire moqueur. Les deux hommes se connaissaient de longue date, et une ancienne amitié les liait, même si le médecin avait vingt ans de plus que le diplomate :
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?
— Hé, hé ! Elle a de quoi faire rêver même un aveugle et je ne suis pas de bois ! Assez plaisanté maintenant ! Que veux-tu au juste ?
— D’abord que, par le truchement de sa nourrice, tu arrives à l’apaiser sans qu’elle en ait vraiment conscience. Cela ne devrait pas être difficile pour toi sans aller jusqu’au remède que tu appliques à sa tante. Ensuite, si le mariage est inévitable – ce dont je suis certain – il faudrait songer à faire en sorte de... comment dirai-je ?... de calmer les ardeurs du mari !
— Tu veux que je l’empoisonne ? Je ne vois pas comment cela pourrait se faire !
— Au banquet nuptial, par exemple... mais sans aller jusque-là ! C’est elle que l’on accuserait sans hésiter et le remède serait pis que le mal... N’y aurait-il pas un moyen de... de...
— De lui couper les siens ? Acheva Valeriano, impavide. Pour employer une autre formule : de lui nouer l’aiguillette comme on dit dans ce pays ? C’est possible : il boira sans doute beaucoup cette nuit-là et les beuveries génèrent le désordre mais veux-tu me dire en quoi cela rendrait service à la jeune épouse ? A moins de ne lui en faire avaler jour après jour, il s’en occupera la nuit suivante ou celle d’après. Ce serait, si j’ose dire, reculer pour mieux sauter. Sans compter le risque de la faire accuser de sorcellerie avec tous les désagréments que cela comporterait. C’est dangereux un homme frustré, tu sais ?
— Et celui-là le serait peut-être davantage en raison de son âge. Que faire, mon Dieu ?
— Tu l’as dit toi-même : une nouvelle tentative auprès du Roi. Il est le seul capable de faire lâcher prise à Sarrance. Moyennant finance évidemment... Et sur un autre ton que jusqu’à présent. Mais veux-tu me permettre une question indiscrète ?
— Tu es mon ami. Pas d’indiscrétion entre nous ! Parle !
— Tu t’intéresses beaucoup à donna Lorenza, n’est-ce pas ?... Un peu plus même qu’il ne conviendrait à un diplomate ?
Giovanetti détourna son regard mais cette réaction spontanée renseigna Campo au-delà de ses espérances.
— Je vois. Alors il est grand temps de te donner un bon conseil... qui pourrait tout arranger.
— Lequel ? Dis vite !
— Celui qui te serait venu à l’esprit naturellement si tu ne te laissais sombrer dans les abysses de la désolation. Tu voudrais la sauver mais tu ne le peux pas ? Tout simplement parce que tu oublies qui tu es... et surtout ce que tu représentes. Tu as des armes, sacrebleu ! Sers-t ‘en !
— Que veux-tu dire ?
— Que tu représentes ici Ferdinand de Médicis, une puissance plus riche que bien des rois et qui possède en Méditerranée une flotte puissante tandis que la marine royale française n’est forte que d’une seule galère. Alors, essaie de réfléchir : comment le grand-duc et encore plus la grande-duchesse vont-ils apprécier la façon dont les choses tournent ici ? Tu as rempli l’essentiel de ta mission puisque Henri ne répudie plus sa mégère. Aussi nos princes pourraient-ils s’indigner du sort que l’on veut réserver à une jeune fille qu’ils affectionnent et, qu’après la mort de son fiancé, on prétende lui imposer un mariage qui n’a rien à voir avec ce qu’on lui avait promis ? N’oublie pas que la France a une dette avec Florence et que son envoyé pourrait montrer quelque sévérité au lieu de faire le gros dos sans piper !