— On devait craindre ton retour inopiné ! Si je comprends bien, ta démarche de ce matin n’a servi à rien ?
— J’aurais peut-être réussi si la grosse Marie n’était arrivée sans s’annoncer pour se vanter de son coup d’éclat. Le mariage aura lieu dans trois jours au Louvre, comme la nuit de noces, après quoi Sarrance pourra mettre sous clef dans son hôtel parisien une épouse trop belle pour que l’on souhaite la voir évoluer à la Cour ! Pauvre enfant ! Dans quel piège l’ai-je entraînée ! Si j’avais su !
— Tu ne te serais jamais donné tant de mal ! A propos, dans leur hâte de faire place nette, les ravisseurs – on peut difficilement les appeler autrement ! – ont oublié ou plutôt n’ont pas trouvé ceci qui était sous les oreillers du lit !
A plat sur sa main, Valeriano présentait la dague ornée d’une fleur de lys en rubis, instrument du meurtre de Vittorio Strozzi. S’il fut surpris, Giovanetti ne le montra pas sauf qu’un sourcil se releva légèrement :
— C’est donc elle qui l’avait ? Elle a dû se la faire donner par le grand-duc. Je ne vois pas d’autre explication... mais dans quel but ?
— En souvenir d’un fiancé qu’elle aimait... ou pour s’assurer un moyen de se défendre ? Ou bien d’échapper... à un sort déplaisant ?
L’étroit visage du diplomate pâlit brusquement :
— Contre elle-même ?... Non ! Ce n’est pas possible ! Elle n’était pas éprise du jeune Strozzi à ce point ! Et elle craint Dieu !
— Elle le croyait peut-être quand elle a pris l’arme. Depuis, les choses ont beaucoup changé puisqu’elle envisageait avec un certain plaisir d’épouser Antoine de Sarrance.
— Mais il ne s’agit plus d’Antoine et Dieu sait ce qu’elle avait dans la tête en gardant cette arme si près d’elle ! Qu’en penses-tu ?
— Qu’il pourrait y avoir un signe du destin dans le fait qu’elle n’a pas eu le temps de l’emporter ? Après tout, celui qui a abattu Vittorio menaçait quiconque oserait épouser donna Lorenza...
— La menace visait les candidats florentins. Ainsi du moins en a jugé Ferdinand.
— Conforté dans cette idée par le meurtrier, dit Valeriano. Il aurait été trop bête de laisser l’héritière des Davanzati se marier chez elle au moment où la femme d’Henri IV avait tant besoin de sa dot. Allons, ne me regarde pas ainsi ! Tu sais très bien que mon amitié pour toi est de celles qui ne faillissent jamais. J’ai toujours su que c’était ton œuvre et je ne peux que t’approuver ! Je ne t’en aurais jamais parlé d’ailleurs si je n’avais retrouvé la dague mais les circonstances sont telles que je me demande si elle ne pourrait pas servir à nouveau... Il me semble qu’il y aurait là une manière de justice à rendre à donna Lorenza. L’arme l’a empêchée d’être heureuse ; pourquoi donc ne l’empêcherait-elle pas d’être malheureuse ?
Giovanetti se pencha sur le feu afin de réchauffer ses mains soudain glacées. Son regard ne quittait pas celui du médecin comme s’il y cherchait une vérité qu’il connaissait déjà. Jamais il ne lui viendrait à l’idée de douter de cette amitié maintes fois éprouvée par le passé.
— Hélas, nous ne sommes plus à Florence où l’on connaît tout le monde et où, avec de l’or, on sait à qui s’adresser sans crainte de se tromper. Ici, c’est différent... et d’autant plus que nous pourrions bien être surveillés...
— Je ne vois pas pourquoi. Ta mission est accomplie et la jeune fille chez la Reine. N’importe comment, si l’on surveille quelqu’un ce sera toi. Qui donc se soucierait d’un modeste médecin ?
Voyant qu’il reprenait la dague pour la glisser dans sa ceinture, Filippo s’inquiéta :
— Que veux-tu en faire ? Dois-je te rappeler...
— Quoi ? Le serment d’Hippocrate ? Un médecin n’a pas le droit de donner la mort ? J’en suis entièrement d’accord mais je n’ai pas l’intention de me salir les mains plus que tu ne l’as fait. Je suis plus âgé que toi, ser Filippo, je connais Paris bien mieux que toi et si tu peux disposer de quelques ressources sonnantes et trébuchantes, je crois savoir où m’adresser.
L’ambassadeur alla jusqu’à une cachette qu’il avait fait pratiquer dans un mur lorsqu’il avait acheté l’hôtel au nom du grand-duché de Toscane. Il y prit dans un coffre une poignée de pièces d’or qu’il glissa dans une bourse dont il tira les lacets puis tendit le tout à Valeriano :
— Tu penses que cela suffira ?
— Cela devrait. La vie est rude chez les truands ! Il te reste à me faire connaître le texte exact que l’on a abandonné sur le corps du jeune Strozzi ! Il importe qu’il soit identique.
Sans répondre, l’ambassadeur s’assit à son bureau, rédigea ledit message en contrefaisant son écriture et le tendit à Campo :
— Sois prudent surtout ! Lorenza m’est chère, je n’ai aucune raison de te le cacher...
— ... d’autant que je le savais depuis que nous avons embarqué à Livourne.
— Mais je tiens à toi aussi !
— Tu peux me faire confiance. J’ai le plus grand respect pour ma peau même si elle n’est plus de toute première fraîcheur ! Quand dis-tu que le mariage doit avoir lieu ?
— Dans trois jours. Trois nuits pour être plus précis puisque selon la tradition c’est à minuit qu’à Saint-Germain-l’Auxerrois ce couple aberrant doit recevoir la bénédiction.
— Donc, si Sarrance offre à ses amis le rituel enterrement de son célibat ce sera après-demain. Reste à savoir où...
— ... et s’il sacrifiera au rite. Il est aussi avare qu’un prêteur sur gages juif !...
— Avec la pluie d’or qu’il va recevoir ? Tu veux rire, ser Filippo ! S’il s’en dispensait, il perdrait la face ! D’autant qu’il devra même inviter le Roi. Ce serait normal car celui-ci adore ce genre de frairie. Reste à savoir où les agapes auront lieu...
— Comme ce ne sera pas un secret d’État, je crois pouvoir te renseigner. Mais encore une fois sois très prudent. L’homme frappera au nom de Florence et c’est vers nous que la justice se tournera automatiquement. Il ne s’agit pas d’y laisser la vie...
Chapitre V
La femme au voile noir
Lorenza sut, d’emblée, qu’elle détesterait toujours Mlle du Tillet. L’autoritarisme dont elle avait fait preuve envers elle, cette manière de se comporter comme en pays conquis dans l’ambassade florentine, le peu de soin que l’on avait pris de ses affaires jusqu’à l’humiliation subie par Honoria qui n’avait même pas eu le temps de s’habiller, sans compter cette façon de l’appeler « ma fille » comme si elle n’était qu’une servante, tout cela l’avait indisposée au plus haut point. Même si la dame, petite, brune, sèche et déjà âgée, était élégante, elle ne lui reconnaissait pas le droit de la traiter comme elle venait de le faire. Aussi, à peine assise auprès d’elle dans le carrosse qui les emmenait au Louvre, ne lui cacha-t-elle pas ce qu’elle en pensait :
— J’ai peine à croire que la Reine, ma cousine et ma marraine, vous ait ordonné de vous emparer de mes biens comme de ma personne avec la brutalité dont vous venez de faire preuve.
— Brutalité ? Où avez-vous pris cela, petite sotte ? Quand la Reine ordonne elle entend être promptement obéie ! Si j’avais laissé faire vos servantes nous en aurions eu jusqu’au soir !
— Est-ce une raison pour traiter donna Honoria de la sorte ? Son âge, sa qualité...
— N’ayant pas reçu d’ordres la concernant, elle peut s’estimer heureuse que je l’ai emmenée...
— ... avec la domesticité et les bagages ? C’est tout simplement indigne !