— Je t’emprunte ces bijoux ! décida-t-elle. Ils sont tellement jolis que je veux les faire copier afin d’avoir les mêmes. J’espère que tu n’y vois pas d’inconvénient ? Tu es assez bien fournie pour pouvoir t’en passer pendant quelque temps !
Et, sans attendre une réponse que Lorenza, suffoquée d’une telle audace – si elle revoyait ces joyaux ce serait certainement en rêve ! –, n’arrivait pas à formuler, elle mit son butin dans l’une des cassettes qu’elle confia à Mlle du Tillet puis quitta la chambre qu’elle laissait dans un incroyable désordre, rien de ce qui avait été sorti n’ayant été rangé. Sur le seuil cependant, elle se retourna :
— Tu seras mariée après-demain soir. Jusque-là tu ne bouges pas d’ici ! On t’apportera tout ce dont tu pourrais avoir besoin.
Puis elle disparut avec ses femmes caquetantes, chacune donnant son avis comme si elles venaient d’assister à une présentation de mode. Lorenza resta seule avec une Bibiena d’autant plus indignée qu’elle avait été obligée de se taire tant que Marie de Médicis avait occupé les lieux. Elle grommelait entre ses dents tout en repliant et rangeant les robes, manteaux, lingeries et autres accessoires de toilette féminine empilés sur le lit. Lorenza essaya de l’aider tout en réfrénant sa colère contre cette grosse femme dont on avait fait une reine de France alors qu’elle n’était même pas capable de respecter les lois de l’hospitalité chères à tous les cœurs florentins de bonne souche. Elle, une Médicis !
— Il va falloir nous arranger pour cette nuit puisque nous n’avons que deux lits, dit-elle enfin quand le dernier coffre fut refermé. Tu dormiras avec moi dans celui-ci et donna Honoria avec... mais, au fait, où est-elle passée ? Dieu sait que je ne l’aime guère mais la façon dont elle a été traitée est indigne !
— Je crois qu’elle est restée dehors. Je l’ai entendue pleurer...
— J’y vais !
Honoria était bien là, en effet. Assise sur une des bancelles qui composaient, avec quelques torchères en bois doré, l’ameublement de la longue galerie desservant les appartements, repliée sur elle-même au point de ne plus former qu’une masse indistincte, ses mains cachant son visage, elle pleurait à gros sanglots mais elle n’était pas seule : penchée sur elle, une femme entièrement recouverte d’un voile noir lui parlait tout bas. La forme voilée se redressa à l’approche de la jeune fille et celle-ci put voir qu’elle tenait un gobelet à la main.
— Je voudrais lui faire boire un peu de ce cordial mais elle n’a même pas l’air de m’entendre.
— C’est dommage, fit Lorenza trop surprise pour n’être pas sincère. Vous avez une bien belle voix !
Chaude, profonde et d’une extrême douceur, c’était un timbre presque envoûtant. Cela expliquait peut-être l’influence que cette femme exerçait sur Marie de Médicis dont elle était l’indispensable compagne depuis la prime jeunesse.
— Vous êtes Leonora Galigaï, n’est-ce pas ? poursuivit-elle.
— Je l’étais. A présent, je suis Leonora Concini ! répliqua l’autre avec orgueil. Et il m’est apparu naturel de porter secours à une dame de chez nous !
Le dialogue des deux femmes avait percé le bruyant désespoir d’Honoria. Elle cessa de pleurer, les regarda tour à tour, renifla puis tendit la main vers le gobelet – d’or ! – que Galigaï lui offrait.
— C’est bien réconfortant de rencontrer enfin dans ce pays quelqu’un qui sache reconnaître une dame de la noblesse... alors que la Reine... une fille de Toscane pourtant !... Elle me fait autant dire... enlever de chez messer Giovanetti sans me laisser le temps de m’habiller et une fois dans ce lieu ci me renvoie comme... comme une souillon ! Moi ! Une Davanzati !... Que vais-je devenir ? Que vais-je devenir, mon Dieu ?
Et elle se remit à pleurer de plus belle, quoique faisant montre d’un talent moins convaincant, et à se lamenter sur son sort.
— Calmez-vous, tante Honoria ! Nous allons nous arranger puisqu’il s’agit seulement de deux jours, ajouta-t-elle avec amertume. Vous prendrez l’un des deux lits avec Bona...
— Il est hors de question que je dorme avec ma servante !
— Alors ce sera avec moi ! concéda Lorenza, résignée...
— Jamais de la vie. Moi je veux un lit rien que pour moi...
— Voulez-vous me permettre de jeter un coup d’œil ? demanda la Concini.
Elle pénétra dans la chambre et en ressortit aussitôt. Elle releva sa mousseline funèbre révélant un visage aux traits vulgaires, au nez trop long, au menton têtu, aux petits yeux noirs sans cesse en mouvement sous des cheveux frisottés au fer et d’un blond artificiel destiné sans doute à masquer des mèches grisonnantes. Une grande bouche et une peau jaunâtre, ce qui était le fait d’une mauvaise santé, complétaient le portrait. Sa laideur expliquait peut-être sa longue faveur auprès de Marie.
— Quelle idée a eu Sa Majesté de vous loger là-dedans ? dit-elle. C’est à peine suffisant pour une seule personne et si vous voulez bien accepter mon hospitalité, donna Honoria, je serais heureuse de vous offrir une chambre plus digne de vous que ce débarras...
— Vraiment ? Oh, que ce serait aimable à vous ! Mais que dira la Reine ?
— Ne vous en souciez pas ! Je me charge de tout arranger avec elle. Soyez sûre que, dès demain, elle reconnaîtra son erreur ! Si vous voulez bien envoyer la servante, donna Lorenza, on lui trouvera un lit...
Un peu suffoquée tout de même, la jeune fille les regarda s’éloigner en bavardant comme si elles se connaissaient depuis toujours alors que, jusqu’à présent, et notamment au cours du voyage quand Giovanetti avait évoqué la favorite de la Reine, Honoria n’avait manifesté que du dédain, sinon du mépris pour cette femme de rien, ou de bien peu...
En effet, née Leonora Dori, fille d’un fabricant de cercueils et d’une blanchisseuse qui avait eu l’honneur d’allaiter la jeune Marie, elle avait été placée auprès de celle-ci qui relevait de maladie, pour la distraire d’une mélancolie tenace. Vive, enjouée autant que la malade était amorphe et languissante, la jeune Leonora s’était vite rendue indispensable. Au point de songer à la pourvoir d’une origine plus reluisante lorsque le mariage avec le roi de France s’était profilé à l’horizon. Cette origine, Leonora l’avait d’ailleurs trouvée toute seule. Les libéralités de Marie lui ayant déjà constitué une fortune, elle avait déniché un vieux gentilhomme, très noble mais quasiment réduit à la misère, Guido Galigaï, dont un ancêtre avait été fait chevalier par
Charlemagne et qui avait été ravi de l’adopter moyennant un sac d’or. Devenue Leonora Galigaï, pourvue d’un blason et d’une pléthore d’ancêtres, la fille du menuisier et de la blanchisseuse, pouvait suivre la tête haute une future reine de France.
Depuis, souvent invisible mais toujours présente, elle régentait la vie de Marie sans oublier pour autant d’amasser une fortune. Tombée follement amoureuse du beau Concini, elle avait su l’amener au mariage peut-être parce que ce ruffian avait compris qu’elle pouvait obtenir de sa maîtresse tout ce qu’elle voulait et serait son meilleur instrument, à lui, pour atteindre des sommets jugés inaccessibles lorsqu’il avait débarqué à Paris au milieu des quelque deux mille Italiens aux dents longues qui composaient la suite de la nouvelle reine. Comme, de son côté, il avait entrepris de séduire cette dernière, le couple se sentit bientôt de taille à braver tout fût-ce la colère d’un roi qui les détestait, et brûlait d’envie de les renvoyer au-delà des Alpes mais n’y arrivait pas parce que ses amours extraconjugales le mettaient continuellement dans une situation d’infériorité et déchaînaient des fureurs que seule, Leonora savait calmer.