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A cinquante-neuf ans, Ferdinand de Médicis était un homme corpulent doué d’une incontestable majesté due peut-être aux années qu’il avait passées sous la pourpre cardinalice. En effet, second fils de Cosme Ier, il était monté sur le trône à la suite de la mort tragique de son frère François, empoisonné avec sa seconde épouse, Bianca Capello, celle que les Florentins avaient surnommée la Sorcière de Venise et à laquelle ils ne pardonnaient pas la mort de Jeanne d’Autriche, la première femme. Jusque-là, Ferdinand avait mené à Rome une existence fastueuse de mécène éclairé dans l’admirable villa Médicis qu’il avait fait construire. N’ayant jamais été ordonné prêtre, il avait pu envoyer aux orties la soutane rouge pour convoler avec Christine de Lorraine.

Sous ses cheveux gris coupés court, le visage massif du grand-duc, embelli par l’éclat des yeux magnifiques des Médicis, allongé par une courte barbe et des moustaches tombantes, se fit plus souriant pour relever la jeune fille qui avait plongé dans sa révérence et la faire asseoir avec autant de sollicitude que si elle eût été une fragile porcelaine :

— Comment va ton cœur, Lorenzina mia ? s’enquit-il avec bonté.

Elle leva sur lui un regard désolé :

— En vérité, je ne sais, Monseigneur. Je me sens désorientée... perdue même. C’est comme dans un rêve. J’étais dans un jardin de roses, plein de parfums et de musique, et en me réveillant je me suis retrouvée dans un lieu obscur, triste et froid. Je ne sais plus où j’en suis, ajouta-t-elle avec franchise.

— C’est trop naturel mais si j’ai parlé de ton cœur c’est pour savoir si la mort de ton fiancé l’a brisé ou s’il peut battre encore ?

— Cela non plus je ne le sais pas. J’étais heureuse auprès de lui mais j’ignore si ce que j’éprouvais était vraiment l’amour. Peut-être ne l’ai-je pas connu assez longtemps ?

— Je préfère cela. Nous redoutions, la grande-duchesse et moi, que tu ne viennes nous demander de te faire nonne... bien que ce puisse être une solution.

— Je ne comprends pas.

— Tu vas comprendre. Lorsque j’ai retrouvé le corps de Vittorio, l’arme qui l’a tué avait fixé ceci sur lui.

Dans un des tiroirs d’un cabinet d’ébène et d’ivoire, Ferdinand prit un petit rouleau de papier et un poignard dont la vue inspira un mouvement de recul à la jeune fille.

— Est-ce avec cette arme ?...

— Oui. Comme tu peux le constater, c’est une très belle dague – la garde s’ornait en effet d’une fleur de lys en rubis – et celui qui l’a ainsi abandonnée doit être un homme riche, puissant aussi – ou qui veut le faire croire ! – puisqu’il a osé signer son crime de l’emblème de notre cité. Lis maintenant son message !

Avec stupeur, la jeune fille déchiffra : « Quiconque osera prétendre à la main de Lorenza Davanzati recevra la mort de ma main. » Pas de signature sur cette espèce de déclaration de guerre qui eut sur Lorenza une action répulsive. Elle se hâta de la rendre :

— C’est un fou, je pense, fit-elle avec dégoût. Qu’importe ses menaces d’ailleurs puisque je ne me marierai jamais !

— Tu es bien jeune pour en juger. Ils sont nombreux ceux qui, ici même, enviaient ton promis ! Reste à savoir lequel est capable de ne pas reculer devant le crime pour t’avoir...

— Moi ou ma fortune ? Quoi qu’il en soit je ne veux pas les connaître. Après Vittorio, aucun ne saurait me plaire !

— Cela peut changer ! Tu es si jeune ! Jusqu’à ce jour on a respecté ton chagrin mais je peux te prédire que l’émulation va être rude parmi les jeunes hommes de la Cour... et les moins jeunes peut-être !

— Ceci pourrait être dissuasif ? répondit la jeune fille en désignant l’arme.

— Tous les Florentins ne sont pas des lâches. En outre, tu es trop belle pour ne pas susciter des passions suffisamment fortes pour braver cet assassin. Je ne te cache pas que cela me soucie ! On a le sang chaud chez nous : des troubles pourraient se produire.

— Pourquoi ne pas d’abord chercher l’assassin ?

— Le Bargello s’y emploie et il ne manque pas de finesse. Les Strozzi aussi d’ailleurs mais les investigations peuvent demander du temps et...

— Pardonnez-moi, Monseigneur, mais ne serait-il pas plus simple que Votre Altesse me fasse entendre clairement ce qu’elle attend de moi et que je crois deviner : que je me retire aux Murate... et n’en sorte plus ?

— Non !... Pas du tout ! Je souhaite au contraire que tu te maries ! Mais pas à Florence !

— Où donc alors ?

— En France ! Et tu apporterais à notre politique étrangère une aide précieuse.

— Moi ?

— Eh oui ! Laisse-moi t’expliquer. Filippo Giovanetti, notre ambassadeur auprès du roi Henri IV, est revenu quelques jours avant la mort de ton fiancé, envoyé par la reine Marie, notre nièce et ta marraine. En un mot, elle appelle au secours !

— Au secours ? La Reine ? Mais de quoi est-elle menacée ?

— De répudiation. Le roi Henri serait décidé à nous la renvoyer parce qu’il ne peut plus supporter son mauvais caractère !

— Après tout ce temps ? Ne lui a-t-elle pas donné d’enfants ?

— Quatre ! Le dernier est né au printemps. Il n’empêche qu’il ne veut plus d’elle parce qu’elle fait de sa vie un enfer !

— Il aura été long à s’en apercevoir !

Huit ans plus tôt, en effet, Henri IV, roi de France et de Navarre, avait épousé Marie de Médicis, nièce de Ferdinand, réalisant ainsi la meilleure affaire de sa vie. Après la mort d’Henri III, le dernier Valois qui l’avait courageusement désigné comme son successeur, il avait dû conquérir son royaume à la pointe de l’épée. D’autant plus durement qu’il était protestant et que les guerres de Religion faisaient encore rage. Il ne s’était converti que devant Paris[5] mais sur le plan financier la banque Médicis ne lui avait jamais fait défaut. Depuis Laurent le Magnifique et Louis XI, l’amitié liant Florence à la France avait perduré, cimentée par le mariage d’Henri II avec Catherine de Médicis et celui de Ferdinand avec Christine. En outre, la dot de Marie avait de quoi faire rêver un monarque impécunieux : 600 000 écus alors qu’il en devait déjà les deux tiers au grand-duc de Toscane ! Mais tout s’était arrangé au mieux et, en 1600, Marie partit pour Paris, escortée d’une suite imposante, avec un véritable trésor. Même la galère qui la portait était incrustée de pierres précieuses ! On devine l’effet sur les Marseillais et la traînée de poudre qui précéda la nouvelle reine au long de son chemin ! On annonçait une nouvelle de reine de Saba. Elle fut follement acclamée.

Tout cela Lorenza le savait comme le reste du pays, les murs d’un couvent étant plus perméables que l’on ne pourrait le supposer. Elle avait d’ailleurs assisté au mariage par procuration au Duomo[6]. Elle n’était à cette époque âgée que de neuf ans mais le faste déployé l’avait impressionnée. Sa marraine devenait une grande reine et voilà que maintenant on voulait la renvoyer comme une servante qui a cessé de plaire ? C’était intolérable et elle le dit, ajoutant que cela n’arriverait pas parce que le pape ne le permettrait pas ! Ferdinand sourit :

— Je ne crois pas que ses foudres pourraient arrêter Henri. Il s’est fait catholique du bout des lèvres et il n’y a pas si longtemps qu’un roi d’Angleterre, Henri VIII, a plongé son royaume dans le schisme afin de se débarrasser de son épouse, Catherine d’Aragon, pour convoler avec une jolie fille de sa cour, Anne Boleyn, qui lui avait mis le feu au sang !