— Si tu t’imagines que tu vas pouvoir m’échapper, tu te trompes la belle !
Elle plaça le tranchant de la lame épointée contre son cou :
— Avancez seulement d’un pas et je me tue !
Non seulement il n’avança pas mais il recula et elle éprouva une impression de triomphe parce que, cette fois, il ne rit pas devinant sans doute sa détermination. Mais cela ne dura qu’un instant : une douleur brûlante enveloppa son corps et lui fit lâcher la dague : derrière l’homme se trouvait un coffre et sur ce coffre un fouet, une longue lanière de cuir qu’il avait empoignée et qui venait de s’abattre sur elle. Elle hurla. Un second coup semblable à un ruban de feu, puis un troisième... D’un geste instinctif, elle leva les mains pour protéger son visage tout en courbant le dos afin de préserver sa poitrine... Il se mit à rire à grands éclats, frappant encore et encore, l’écume à la bouche, crachant des insultes, saisi d’une véritable folie meurtrière. Déchirée, ensanglantée, Lorenza voulut rechercher l’abri dérisoire des rideaux quand sa main rencontra un objet en bronze posé sur un coffre bas, s’en saisit et, avec tout ce qui lui restait de force, le jeta à la tête de son bourreau alors qu’il levait le bras pour la cingler encore... et crut rêver en le voyant s’écrouler : la statuette l’avait atteint à la tempe. Et ce fut le silence.
Elle resta là, incrédule, à le regarder, claquant des dents et frissonnant de tous ses membres à la torture. Le sang ruisselait qu’elle épongea machinalement avec un lambeau de drap. Elle comprit alors qu’il lui fallait se sauver, fuir à tout prix cette maison qui lui faisait horreur presque autant que ce corps inerte, mort peut-être, mais elle n’essaya même pas de le savoir. Ce qu’il lui fallait, c’était un vêtement, n’importe lequel. Or, à part la robe de chambre à ramages elle n’en voyait pas : les folles de tout à l’heure avaient tout emporté à l’exception de ses souliers de satin. Il y avait aussi la chemise de noces, déchirée mais encore portable et elle se hâta de l’enfiler, endossant par-dessus la robe de chambre dans la poche de laquelle était la clef. La ceinture de même tissu lui permit de resserrer suffisamment le vêtement trop large après quoi elle se rechaussa puis, sur la pointe des pieds, alla entrouvrir la porte pour écouter les bruits de la maison.
A l’exception de quelques ronflements émis par des ivrognes en train de cuver, elle n’entendit rien. Pas même le plus petit tintement de vaisselle ou d’argenterie. Les domestiques étaient sans doute allés se coucher, remettant les rangements au lendemain.
Le cœur battant à tout rompre et le corps au supplice, elle gagna l’escalier et le descendit sans rencontrer âme qui vive. Les invités de la noce étaient partis après qu’ils eurent accompagné l’époux à la chambre nuptiale. Restaient seulement, parmi les reliefs du festin, ou sous la grande table, ceux trop profondément endormis pour que l’on eût pris la peine de les emporter... Dans les chandeliers, les bougies affaissées étaient près de s’éteindre.
La cour était déserte. Attelages et chevaux avaient disparu et le portail était bien fermé mais personne n’avait songé à tirer les verrous de la porte piétonne. Avec une immense impression de délivrance, Lorenza l’ouvrit, la franchit, et la referma. Elle dut s’adosser une minute contre le mur afin d’apaiser les battements de son cœur affolé.
Quand elle ne l’entendit plus résonner jusque dans ses oreilles, elle partit en courant, droit devant elle. Comme elle ne connaissait pas la ville, elle ignorait comment rejoindre la rue Mauconseil, le seul asile possible pour elle qui venait peut-être de tuer son mari. Sa confiance en Giovanetti était absolue. C’était l’unique ami qu’elle se connût et, peut-être, devant l’urgence, réussirait-il au moins à la cacher jusqu’à ce qu’il pût lui faire quitter Paris. Mais de quel côté se diriger ?
Après ce qu’elle venait d’endurer, ses idées étaient brumeuses. Une seule dominait : fuir le plus loin serait le mieux... Elle prit une rue puis une autre, espérant rencontrer quelqu’un pour lui demander son chemin mais la nuit était trop avancée. La demie de trois heures venait de sonner dans le voisinage et il n’y avait personne dans les parages.
Soudain, elle aperçut une silhouette qui sortait d’une maison et venait dans sa direction. Elle voulut l’arrêter :
— S’il vous plaît, Madame ! Je voudrais aller rue Mauconseil, où est-ce ?
La femme sursauta, émit un cri de frayeur et tendit deux doigts en forme de corne pour conjurer une apparition qu’elle avait dû juger maléfique :
— Passe ton chemin, démon ! Lâcha-t-elle en se signant précipitamment à plusieurs reprises. Je suis bonne chrétienne...
— Moi aussi et par pitié dites-moi comment aller rue Mauconseil ?
— C’est par là ! cria la femme en désignant la direction qu’elle ne prenait pas elle-même.
Et elle s’éloigna en courant.
Terrifiée parce qu’elle devinait vaguement qu’accoutrée comme elle l’était – avec sa figure maculée sans doute de taches de sang et ses cheveux répandus sur ses épaules – elle devait offrir une image peu engageante, Lorenza ne chercha plus qu’un coin où se cacher. Tout son corps la torturait, sa gorge était sèche et elle tremblait de se sentir ainsi perdue dans la nuit mais elle reprit sa fuite en avant, enfilant une rue après l’autre, tournant en rond peut-être jusqu’à ce que l’interminable et obscur dédale de pierre s’ouvre devant elle et découvre l’immensité du ciel au-dessus du large ruban de la Seine. Un peu d’espoir lui revint : elle allait réussir à se repérer. Il lui semblait reconnaître les tours de Notre-Dame mais, derrière elle, éclatèrent de gros rires, des clameurs avinées, des bribes de chansons à boire et ce brouhaha se rapprochait... Et soudain, elle entendit :
— J’te dis que j’la voie ! On va l’avoir ! En avant !...
Elle buta contre une pierre, tomba, se releva, endurant un surcroît de souffrance. Les cris de ses poursuivants lui parurent tout proches. Alors, dans un effort désespéré, elle piqua droit vers le fleuve et n’écoutant plus que sa terreur, enjamba le parapet, fit un signe de croix et se laissa tomber...
L’eau était glacée, et, après sa course éperdue elle la trouva bonne, mais elle était épuisée, à bout de forces et elle ne savait pas nager. L’idée la traversa que la mort serait encore la meilleure solution. Alors elle s’abandonna. La Seine se referma sur elle...
— Vous êtes sûr que c’est elle ?
— Oh, il n’y a aucun doute, Madame. Ce visage, cette chevelure.
— Et vous dites qu’on l’a mariée cette nuit ?
— A Saint-Germain-l’Auxerrois. Après quoi, il y a eu festin à l’hôtel de Sarrance !
— C’est à peine croyable ! Elle devrait être dans son lit en train de satisfaire les caprices libidineux de ce vieux bouc... Et regardez dans quel état elle est ! On dirait qu’elle a été rouée à coups de fouet.
— Maintenant le plus pressant est de la réchauffer... Elle va prendre la mort si ce n’est déjà fait !
— Et vous aussi ! Vous êtes trempé...
— Mais heureux d’être arrivé à temps après l’avoir vue sauter dans le fleuve...
Jamais Lorenza n’avait eu si froid. Parcourue de frissons incoercibles, ce qui lui fit comprendre qu’elle était encore en vie, elle sentit qu’on la débarrassait de lambeaux de linge mouillés puis qu’on la recouvrait d’un tissu un peu rêche mais chaud. Elle ouvrit les yeux sur deux visages penchés sur elle : celui d’une jolie dame dont les cheveux scintillaient de joyaux dans la lumière dansante d’une torche et d’un jeune homme encore dégouttant d’eau qui devait être son sauveur. Et ce visage-là, elle croyait bien l’avoir déjà vu. Mais il avait entrepris de la frictionner ce qui raviva les brûlures de son corps et lui arracha un cri et de nouvelles larmes.