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Picard comme le maître dont il avait été le frère de lait, Gratien, entre autres qualités, savait garder le silence, même et surtout dans les occasions où il était dévoré de curiosité. Il usait alors de phrases sobres et en apparence innocentes pour se renseigner. Ainsi, en aidant Thomas à se sécher se garda-t-il de poser la moindre question qui eût été mal venue eu égard à la mine sombre du jeune homme. Mais quand, une fois l’opération terminée et ledit maître dûment rhabillé, il donna un coup de brosse à son chapeau avant de le lui rendre, il murmura, mine de rien :

— Monsieur le baron est de service ce matin ?

— Non, fit Thomas, l’esprit ailleurs.

— En ce cas, Monsieur le baron n’a pas besoin de son chapeau et je suis stupide de le lui préparer...

— Hein ?

— Le chapeau ? Je le range...

— Non. Tu me le donnes.

— Que Monsieur le baron m’excuse. S’il ressort, il est évident qu’il a besoin de son chapeau...

— Je ressors en effet. Quelle heure est-il ?

— L’église Saint-André n’a pas encore sonné 5 heures...

— Évidemment !...

Sur ce mot énigmatique, Thomas prit son feutre, ne s’en coiffa pas, alla à la fenêtre pour regarder le ciel, revint, tourna deux ou trois fois dans sa chambre et finalement, se couvrit et sortit en marmonnant :

— Il faut que j’aille voir ! Je ne serai pas tranquille tant que je ne saurai pas...

Et sur cette phrase sibylline, il disparut en claquant la porte.

Ce comportement était tellement inhabituel que Gratien, après s’être accordé un bref instant de réflexion, prit son bonnet, son pelisson et son bâton et, après avoir soigneusement refermé l’appartement, se lança sur la trace de son maître dont la carrure et la haute taille se distinguaient facilement dans la grisaille du petit matin.

L’un derrière l’autre, ils traversèrent ainsi le Pont-Neuf d’où l’approche du jour chassait les truands toujours à l’affût d’un mauvais coup et où d’ailleurs deux de leurs confrères, les Chevaliers de la Courte Epée et les Frères de la Samaritaine, commençaient à prendre leurs habitudes qui consistaient à se taper dessus quand il n’y avait aucun gibier à se disputer. Ne resteraient que les tire-laine toujours prêts à explorer les poches de la nombreuse population qui s’y presserait jusqu’à la nuit close. Au moment présent l’endroit le plus fréquenté était la pompe de la Samaritaine où venaient s’approvisionner les porteurs d’eau qui allaient entamer leurs tournées.

Le pont franchi, maître et valet – celui-ci obligé de courir pour compenser les longues enjambées de celui-là – piquèrent droit sur la rue de Bethisy où il fut vite évident qu’il se passait quelque chose : deux cavaliers et quatre archers à pied du guet royal maintenaient un petit attroupement à distance de l’hôtel de Sarrance dont le portail ouvert laissait voir qu’il y avait de la lumière et du monde à l’intérieur. Thomas s’avança vers l’entrée mais une pertuisane lui en barra aussitôt le passage :

— Faites excuses, mon gentilhomme, mais on n’entre pas. M. d’Aumont, prévôt de Paris, vient d’arriver et il ne veut pas être dérangé.

— Je n’ai pas l’intention de le déranger mais comme il se trouve que je le connais – c’est un ami de mon père – allez lui dire que je souhaite le voir !

— Qui êtes-vous ?

— Baron de Courcy, des chevau-légers de Sa Majesté ! Il sait que je suis un proche de MM. de Sarrance...

— Un instant !

L’archer partit en courant et revint à la même allure :

— Entrez, lieutenant ! Monsieur le Prévôt vous attend...

Non seulement il l’attendait mais il vint au-devant de lui avec un empressement qui traduisait un gros souci :

— En vérité, c’est le Ciel qui vous envoie, Courcy ! Vous avez, je suppose, assisté cette nuit aux noces de M. de Sarrance ?

— Non, j’étais de garde, mentit Thomas qui, en réalité, s’était refusé à cautionner par sa présence un événement qu’il jugeait scandaleux. Que s’est-il passé ?

— Moi qui espérais que vous alliez pouvoir me renseigner. Venez voir !

Il conduisit Thomas jusqu’à l’escalier en travers duquel gisait le corps nu et couvert de sang d’Hector de Sarrance, une énorme bosse au front et la gorge tranchée presque d’une oreille à l’autre. Si endurci que soit Courcy comme tout soldat ayant connu l’horreur d’un champ de bataille, il ne put retenir un hoquet de dégoût. Moins à cause de l’affreuse blessure que de l’expression du mort dont les yeux restaient grands ouverts. Les traits étaient littéralement tordus par la haine.

— C’est affreux, n’est-ce pas ? Murmura d’Aumont. Qui a pu faire cela à cet homme et la nuit même de ses noces. Et il y a encore autre chose...

— Quoi ? demanda Thomas qui, d’instinct, referma d’une main compatissante les paupières fripées, ce qui atténua un peu l’insoutenable expression.

— Sa jeune épouse a disparu. Ce qui fait d’elle la première suspecte.

— Une jouvencelle de dix-sept ans ? Il était l’un des hommes de guerre les plus résistants qui soient. C’est impossible voyons ! Elle n’en aurait pas eu la force, répondit Thomas qui savait mieux que quiconque à quoi s’en tenir. Je suppose que le meurtrier a dû l’enlever. Avez-vous trouvé l’arme du crime ?

— Non, elle a disparu. Venez avec moi voir la chambre où s’est déroulée cette incroyable nuit de noces !... Mais auparavant il faut que je fasse emporter le cadavre au Châtelet !

Des brancardiers arrivaient à cet instant. La dépouille d’Hector fut placée sur une civière et recouverte d’une forte toile pour être déposée provisoirement à la morgue du Grand Châtelet. Le passage vers l’étage supérieur était désormais libre et les deux hommes gravirent deux ou trois marches à la fois afin d’éviter les flaques visqueuses.

Il était clair que la chambre nuptiale avait été le théâtre d’un drame. Les draps pendant du lit, déchirés et sales, les meubles bousculés, les taches de sang sur les rideaux, les tapis et enfin, revenu sur son coffre, le fouet à la lanière gluante de sang à peine sec, parlaient d’eux-mêmes. Pourtant Thomas en fit un tour minutieux. Sa curiosité naturelle jointe à un certain don d’observation le poussaient à ne négliger aucun détail. Il n’avait guère de peine à imaginer Lorenza cherchant à se protéger des coups qui pleuvaient sur elle et une vague de dégoût lui souleva le cœur... Sous son air bonhomme, le vieil Hector avait été une brute peu ordinaire et Courcy retrouvait au fond de sa mémoire l’un de ces potins de cour auquel il n’avait pas, à l’époque, prêté attention par amitié pour Antoine : un bruit, vite étouffé par la crainte des réactions de Sarrance, avait laissé entendre que la marquise Elisabeth, mère d’Antoine, était morte dans des conditions suspectes...

Grâce à Dieu, la nouvelle épouse était vivante mais après avoir subi quel martyre ? Et comment avait-elle réussi à s’échapper ? Le regard de Thomas tomba alors sur la statuette de bronze abandonnée à terre. Il la redressa pour l’examiner mais elle ne portait aucune trace de sang. En se rappelant la bosse que le mort présentait près de la tempe, il pensa qu’elle avait pu être causée par cet objet suffisamment lourd pour étourdir un homme, même dans la main d’une jeune fille. C’était peut-être cela qui lui avait permis de s’échapper. En revanche, l’horrible blessure n’avait pas été infligée dans la chambre mais bien dans l’escalier où tout le sang s’était répandu. Sarrance, à moitié assommé seulement, avait-il essayé de poursuivre Lorenza ? Son poids joint à sa rage lui auraient procuré l’avantage sans difficulté. Thomas voyait pourtant mal la jeune femme, déjà blessée et terrifiée, se retournant pour ouvrir la gorge de son bourreau. Et avec quoi ? Où diable aurait-elle pu trouver une arme capable de causer une telle blessure ? Celle-ci devait être l’œuvre d’une tierce personne mais qui ?