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— Qu’en pensez-vous ? demanda le Prévôt qui l’avait observé sans mot dire.

Comme il le faisait souvent quand une question l’embarrassait, Thomas répondit par une autre :

— Comment avez-vous été prévenu à cette heure matinale ?

— Par le guet lui-même alerté par les cris des femmes de ménage qui, sachant qu’elles auraient beaucoup d’ouvrage au lendemain d’un festin, s’étaient levées plus tôt. Les valets, eux, avaient disparu en emportant sans doute quelques objets...

— Il faudrait peut-être les rechercher ? Le meurtrier pourrait être parmi eux ?

Tout en parlant, ils redescendirent au rez-de-chaussée. Thomas, profitant du trouble évident de M. d’Aumont, avait discrètement subtilisé le fouet. Le Prévôt s’en aperçut d’autant moins qu’en arrivant dans le vestibule, ils virent s’encadrer dans la porte ouvrant sur l’enfilade des salles de compagnie un personnage élégamment vêtu encore que débraillé, à l’équilibre instable, sale à faire peur, son pourpoint gris étant couvert de vin, et qui, le regard brumeux, brandissait un bouteille vide. Il brama :

— Holà, vous autres !... A boire !... Y a plus une... hic... goutte de vin... par-là !

L’effort fourni dut avoir raison de ses forces car, glissant le long du chambranle, il se retrouva assis mais sans lâcher pour autant sa bouteille. Une minute plus tard, il se rendormait le nez sur son pourpoint dégrafé.

— Qui est-ce ? Interrogea le prévôt.

— Aucune idée ! Mais il a peut-être des compères qui...

Enjambant l’ivrogne, ils pénétrèrent dans la salle du banquet où le jour, levé à présent, éclairait une table en U sur laquelle régnait un indescriptible désordre. Sur les nappes décorées de taches variées se mêlaient les reliefs du repas, les fleurs fanées, des bouteilles vides et des verres cassés. Sans oublier deux hommes qui se faisaient face à chaque bout et ronflaient en chœur la tête sur leurs bras ainsi que trois autres sous la table.

— Que s’est-il passé ici cette nuit ? fit d’Aumont avec une grimace de dégoût. J’ai déjà vu des ripailles de noces mais ceci ne ressemble à rien... Et s’il y avait des dames...

— Vous croyez que ce qui a eu lieu là-haut et dans l’escalier ressemble à quelque chose ? Il faudrait savoir qui assistait à ces noces insensées et les interroger. On en apprendrait peut-être un peu plus...

— Je vais me rendre de ce pas chez le Roi, dit le Prévôt. Sarrance était pour lui un vieux compagnon et je suppose qu’il est resté un moment ici à boire à sa santé avant de rentrer au palais. Il ne va pas être content !

— C’est le contraire qui serait étonnant. Je ne vous envie pas, Monsieur le Prévôt... Avez-vous encore besoin de moi ?

— Non pas, je vous remercie mais il se peut que je vous appelle à témoigner au sujet de ce que nous avons découvert ensemble.

— Je suis, bien entendu, à votre entière disposition.

Tandis que les gens du guet entreprenaient de dessaouler les derniers fêtards afin de les lâcher dans les rues avant de fermer la maison et de la garder, Thomas, le fouet dissimulé sous son manteau, reprit plus calmement le chemin de son domicile. L’assassinat d’Hector de Sarrance changeait les données du problème et il lui fallait y réfléchir.

Pas un instant, bien sûr, il ne crut à la culpabilité de Lorenza. Dans les conditions où il avait repêché la malheureuse, il la voyait difficilement tranchant la gorge de son bourreau après s’être plus ou moins battue avec lui dans l’escalier. Donc il devait orienter ses recherches ailleurs. Mais où ?

La première démarche à faire était de retourner chez Mme de Verneuil. D’abord pour prendre des nouvelles de la rescapée, ensuite pour s’entendre avec la marquise sur la conduite à tenir puisque celle-ci, en décidant d’emmener Lorenza chez elle, avait spécifié qu’elle entendait qu’on ne le sût pas. Que la dame fût moins bien en cour et que sa réputation ne fût pas des meilleures ne devait pas être pris en considération : elle s’était montrée charitable et généreuse en accueillant la blessée, il ne fallait pas le lui faire regretter. L’avertir que la situation était encore pire qu’on ne le craignait semblait à Thomas la moindre des choses...

En rentrant chez lui, il trouva Gratien un peu essoufflé mais trop d’idées se bousculaient dans sa tête pour qu’il s’y arrêtât. Il réclama à manger tout en apportant quelques modifications à sa toilette, puis envoya son valet seller son cheval et sortit de la maison sans donner plus d’explications...

Quand elle ne résidait pas dans son château et marquisat de Verneuil situé près de Senlis, l’ensorcelante Henriette résidait dans l’hôtel familial d’Entragues, rue de la Couture-Sainte-Catherine, au Marais, belle demeure que l’on quitterait plus tard pour l’un des magnifiques pavillons neufs de la place Royale. Elle y vivait seule pour le moment en compagnie de sa mère. Son père, le comte d’Entragues, se tenait à l’écart du Louvre où sa présence n’était plus souhaitée. Depuis la dernière conjuration familiale, il ne quittait plus son château de Malesherbes. Encore devait-il s’estimer heureux que les larmes et les caresses de sa fille – impliquée elle aussi cependant ! – eussent sauvé sa tête.

La mère, née Marie Touchet, était à elle seule une puissance. Issue de la bourgeoisie orléanaise, cette ravissante blonde avait su prendre dans ses filets le roi Charles IX, sorte de fauve aux fureurs dangereuses qu’elle seule savait apaiser au point de tirer de son nom ce tendre anagramme : « Je calme tout. » Le fils qu’il lui avait fait, Charles, comte d’Auvergne, n’en était pas moins aussi inquiétant que lui. Sombre personnage hanté de folie meurtrière, il avait par deux fois tenté de tuer Henri IV et toutes les grâces de "sa sœur n’avaient pu convaincre le Roi de le relâcher dans la nature. Il occupait alors une chambre à la Bastille d’où il n’était pas près de sortir. Enfin, dernier membre de la famille, une sœur, Marie, aussi blonde qu’Henriette était brune, avait entamé avec le jeune et séduisant Bassompierre, favori du Roi, une histoire passionnée dont le fruit était l’enfant qui arrondissait le ventre de la belle et qui allait empoisonner des années durant l’existence de son imprudent géniteur. Mais elle logeait ailleurs.

La demeure, entre cour et jardin, était fort agréable, les dames d’Entragues étant toutes femmes de goût. Thomas fut introduit par un valet dans une pièce dont les tentures de velours vert encadraient de hautes fenêtres d’où l’on découvrait une fontaine muette à cette heure, et un carré d’herbe roussie presque entièrement recouvert par les feuilles dorées tombant silencieusement d’un orme.

Il n’attendit pas longtemps. La marquise parut presque aussitôt, lui offrit sa main avec un charmant sourire et de l’autre lui désigna un siège :

— Vous venez m’apporter des nouvelles ? J’espère qu’elles sont bonnes !

— Malheureusement non. La situation est pire encore que nous ne l’imaginions mais puis-je, Madame, vous en demander de... votre protégée ?