— Il n’y a aucun danger pour que je l’oublie un jour, observa Antoine qui avait suivi, non sans surprise, le panégyrique inattendu de la part de son ex-fiancée. Mais, si je suis touché par vos pieuses pensées, et les soins dont vous entourez sa dépouille...
— Des soins tout naturels, coupa-t-elle. Ne devrais-je pas être sa fille ?... et j’en viens à penser qu’il n’est peut-être pas trop tard !
Elle posa légèrement sa main gantée sur le bras d’Antoine en se rapprochant de lui.
— Comment l’entendez-vous ? S’inquiéta-t-il.
— Mais le plus simplement qui soit ! Vous avez été victime d’un envoûtement dont l’amour de votre père vous a délivré. Tout peut donc reprendre entre nous comme auparavant. Je n’en veux pour preuve que notre rencontre de ce matin. Soyez sûr que c’est lui, qui de là-haut l’a voulue...
Antoine sentit un vague malaise l’envahir. On nageait en plein mysticisme ! S’il laissait Elodie continuer sur ce ton il allait se retrouver marié avant même d’avoir pu respirer. Une fois de plus, il fallait couper court :
— Je crois que vous lui prêtez trop de pouvoirs. Quant à moi, je ne suis venu que pour m’assurer que le nécessaire avait été fait pour lui avant les funérailles. Elles ne pourront malheureusement avoir lieu avant mon retour.
— Votre retour ? Vous partez encore ?
— On peut le dire ainsi.
— Mais où allez-vous ?
— Là où l’on m’envoie ! Je suis soldat, Elodie, et j’ai des chefs auxquels – Dieu sait pourquoi ! – j’ai pris la mauvaise habitude d’obéir. Aussi vais-je vous prier de m’excuser.
Il salua précipitamment en se dirigeant vers l’escalier mais elle le rappela :
— Antoine !
— Oserai-je ajouter que je suis un brin pressé ?
— Tant pis ! Nous avons encore beaucoup à nous dire !
— Il faudra que cela attende. Ce qui ne devrait pas vous être trop pénible : ne m’avez-vous pas informé, à notre dernier revoir, que vous me haïssiez et que cette haine durerait toute votre vie ?...
— Ce ne sont que folies que vous arrachent la colère, la déception ! Vous savez pertinemment que je n’en pensais pas un mot ! Allez, à présent, je vais prier pour vous... pour nous, afin que, par l’intercession de votre admirable père, Dieu et ses anges vous délivrent du sortilège dont je vois bien que vous êtes encore captif !
Se détournant enfin, elle s’agenouilla sur l’un des prie-Dieu et enfouit son visage dans ses mains jointes... Renonçant à une nouvelle passe d’armes perdue d’avance face à une telle obstination, Antoine haussa les épaules, acheva de gravir les marches de la crypte, plia le genou en se signant devant l’autel où brillait la veilleuse de la Présence puis sortit en hâte afin d’éviter une nouvelle rencontre et regagna son logis.
Une heure plus tard, il franchissait, à son tour, la porte Saint-Denis sans seulement ralentir le galop de son cheval, effarouchant commères, volailles, badauds et même soldats du corps de garde. Au dernier moment, il avait renoncé à emmener Gratien. Au grand regret du brave garçon qui se consola tout de même un peu quand il lui confia le soin de veiller sur les gens de la rue des Poulies où il serait beaucoup plus utile.
Trois semaines après, il franchissait derechef la porte Saint-Denis dans le sens inverse, très sombre et plus qu’inquiet. Il n’avait cessé de battre la campagne entre Paris et Boulogne où il avait interrogé tous les patrons de bateaux susceptibles d’avoir fait passer de l’autre côté de la Manche un gentilhomme roux dont le physique passait difficilement inaperçu. Les auberges de la route et même les églises et moutiers ne le renseignèrent pas davantage. Personne ne put donner une information utile. C’était comme si Thomas avait été emporté au ciel sur un nuage aussitôt après s’être éloigné des remparts de la capitale... La mort dans l’âme, il alla rendre compte à M. de Sainte-Foy qui accusa le coup :
— Disparu ? Un homme de cette taille et de ce caractère ? Le Roi aura peine à le croire ! Le moindre éclat de sa voix évoquait une trompette de cavalerie ! Sans compter son rire !
— Il n’aura peut-être pas eu l’occasion de le faire entendre ! Je suis... profondément désolé, Monsieur !
— Je le vois bien. Vous reprendrez votre service demain. Je vais prévenir Sa Majesté !... Mais pas vos camarades ! Je ne peux pas croire, moi non plus, à une issue fatale ! Pour tout un chacun vous rentrez d’une mission dont vous n’avez rien à dire ! Compris ?
— Oui, Monsieur ! Puis-je ajouter que je préfère cela ? C’est trop pénible de fermer la porte à l’espoir !
Pendant ce temps, Lorenza revenait à la vie. Lentement. La mauvaise toux, traitée par des décoctions de plantes et un affreux sirop douceâtre, avait fini par lâcher prise, ce qui lui accordait des nuits plus paisibles. Les lacérations de son corps ne la faisaient plus guère souffrir grâce aux emplâtres que lui appliquait Campo et à un baume qu’il composait lui-même et dont Mme d’Entragues, intéressée au plus haut point, avait réussi à lui arracher la composition à force d’attentions aimables et de petits gâteaux au miel, à la pâte de noisettes, aux pommes et à une eau-de-vie tirée des même pommes dont il raffolait. Ne lui avait-il pas certifié que la jolie peau de la jeune fille n’en garderait avec le temps que des traces infimes sinon invisibles ? A une époque où épées, poignards et autres lames entraient en danse pour un oui ou pour un non, un tel dictame était vraiment un bienfait de Dieu !
— Je ne sais pas chez vous, lui confia-t-elle, mais les hommes de ce pays mettent flamberge au vent pour un œil de travers ou un éternuement...
— Chez nous, c’est plutôt pire ! On se tranche la gorge pour des motifs presque aussi futiles.
— Sans doute mais en ce qui concerne ceux qui restent en vie, ils se mettent au lit avec des peaux tellement couturées et striées de cicatrices boursouflées que l’on a l’impression de coucher avec une terre labourée !
Ces badinages distrayaient un peu la convalescente mais sans lui apporter ce dont elle avait le plus besoin : la paix du cœur et de l’esprit. La fièvre cérébrale dont elle avait failli mourir se traduisait parfois par des cauchemars et souvent par des crises d’angoisse qui l’amenaient au bord du désespoir. Qu’allait-elle devenir lorsqu’elle quitterait cette maison qui, grâce à Mme d’Entragues, lui avait été si accueillante ? Sans doute souhaitait-elle par-dessus tout revoir le ciel bleu et les collines de Florence mais aurait-elle jamais la possibilité d’y retourner ?
Par Mme de Verneuil dont la délicatesse n’était pas la qualité majeure elle avait appris que, dans toute la ville, on l’accusait du meurtre de son époux, que sa tante avait creusé son trou aux entours de la Reine et qu’elle l’accusait ouvertement, allant même jusqu’à assurer en avoir été le témoin alors qu’elle avait à peine mis les pieds à l’hôtel de Sarrance. La marquise ne lui avait rien caché, même pas que la Reine en personne menait le branle contre son « indigne filleule, la honte de la famille ! ».
— Mais enfin et en dehors de vous, Madame, qui m’avez secourue, deux personnes connaissent la vérité : M. de Courcy et aussi – m’avez-vous dit – le Roi à qui vous n’avez rien dissimulé ?
— Le jeune Courcy s’est volatilisé de façon tout à fait inexplicable. Le Roi l’avait envoyé en Angleterre chercher votre beau-fils afin qu’il soit tout de suite informé mais Antoine de Sarrance est revenu sans l’avoir rencontré. Il est même reparti à sa recherche. Or Courcy est votre témoin majeur... Même s’il n’était pas présent rue de Bethisy au moment du drame.