— J’imagine sans peine... Mais pour en revenir à votre départ, elle ne redoute pas la colère de son époux ?
— Elle prétendra que l’on m’a enjoint de rentrer sans délai et fera semblant de pleurer. Ou alors elle criera plus fort que lui... Elle sait bien que sa nouvelle grossesse et la mort de Ferdinand la mettent définitivement à l’abri de la répudiation !... Ah, nous voici en vue des remparts !
Les vieilles tours en poivrière se découpaient en effet sur le ciel que la grisaille du temps avait bien du mal à éclaircir. Les hommes du corps de garde s’activaient à relever la lourde herse qui protestait à sa manière en grinçant furieusement. Il y a avait déjà affluence, surtout de l’autre côté du pont-levis où s’époumonait une bande d’étudiants qui avaient dû passer la nuit à boire dans une guinguette campagnarde pour se donner le courage d’affronter les représailles du censeur de leur collège.
Giovanetti donna à son cocher l’ordre d’avancer mais, à cet instant, la portière du carrosse s’ouvrit sous la main d’un officier du guet royal :
— Vous êtes bien Monsieur de Giovanetti, ancien ambassadeur du grand-duché de Toscane ?
— Pourquoi ancien ? Je le suis toujours, lieutenant, et cela jusqu’à ce que mon maître me relève de mes fonctions ! Que me voulez-vous ?
— A vous, rien sinon savoir qui voyage avec vous.
— Mon secrétaire et ma cuisinière !
— Votre cuisinière ? Cela vous paraît normal ? Ne devrait-elle pas voyager avec les autres domestiques ?
— Pas chez moi ! grogna Filippo. C’est une femme de valeur et j’en prends grand soin !
— Après tout, cela vous regarde ! Voyons le secrétaire ! ajouta-t-il en faisant approcher un de ses hommes muni d’une lanterne afin d’éclairer l’intérieur de la voiture. Il s’en saisit braquant la flamme de la chandelle intérieure sur Lorenza dont le visage était caché en partie par le capuchon de sa pelisse noire : un sourire satisfait retroussa sa moustache :
— Je crains que vous ne soyez obligé de vous priver de ses services !
— De quel droit ? S’insurgea Filippo. Voici un passeport dûment valide au nom de...
— Ne cherchez pas ! Moi, c’est au nom du Roi que je vous prie de me suivre, demoiselle... Davanzati ! Épela-t-il avec quelques difficultés.
Avec un soupir, Lorenza s’apprêtait à descendre mais Giovanetti l’en empêcha :
— Sous quel chef d’accusation ?
— Meurtre sur la personne du marquis de Sarrance qu’elle venait d’épouser ! Je dois la conduire au Châtelet ! Venez sans faire d’histoires !
Mais Giovanetti continuait à lui barrer le passage :
— Il n’en est pas question ! Cette voiture est à moi et ceux qui voyagent dedans et en ma compagnie sont protégés par mon immunité diplomatique ! Elle est en territoire florentin !
— Dites tout ce que vous voulez, répondit l’officier d’un air excédé. Moi je ne connais que mes ordres et ceux-ci interdisent à cette dame de quitter le territoire ! Ne m’obligez pas à employer la force !
— Ne vous donnez pas cette peine, lieutenant, intervint la jeune fille. Me voici prête à vous suivre. Adieu, ser Filippo ! Je n’oublierai pas votre amitié. Partez tranquille...
— Partir ? Certainement pas !... Je rentre à l’ambassade !
— Oh non ! Trancha l’officier. Vous quittez Paris séance tenante : mes ordres sont de vous faire escorter au besoin. Vous n’êtes plus chez vous rue Mauconseil. Allez-vous-en !
A cet instant, Bibiena, frappée de stupeur devant la catastrophe, se réveilla :
— Moi je vais avec donna Lorenza ! s’écria-t-elle en voulant suivre sa bambina et, ce faisant, emportée par son poids, faillit tomber de la voiture. Le lieutenant la retint d’une main vigoureuse et la repoussa sur son siège !
— En voilà assez ! Vous partez vous aussi ! J’enlève déjà son « secrétaire » à Monsieur l’ambassadeur, je me refuse à le priver en outre de sa cuisinière ! Fouette cocher !... Et bon voyage !
Tout était perdu. Il fallait bien s’exécuter. Tandis que l’on emmenait Lorenza, les mains liées, jusqu’à une mule sur laquelle on la hissa, le carrosse franchissait la porte Saint-Jacques. Les larmes aux yeux, celle qui n’était plus qu’une prisonnière, le regarda se fondre dans la brume du petit matin...
Chapitre IX
Devant les juges...
Déjà en pleine journée, le Grand Châtelet n’avait rien de séduisant mais dans les ombres de l’aube, il était franchement sinistre. Gros pavé quadrangulaire traversé d’un passage voûté joignant le pont au Change à la rue Saint-Denis par l’étroite rue Saint-Leufroy, il était accolé à deux tours rondes et renfermait, dans ses trois étages de prison, une sorte de donjon. Il était là depuis des siècles puisqu’il servait jadis à la défense de la ville avant que Philippe Auguste ne redessine les limites de sa capitale par une ceinture de remparts. Pourtant les habitants du quartier, toutes générations confondues, ne s’étaient jamais habitués à cette présence menaçante. Sans doute parce qu’ils savaient que ce que l’on en voyait était le plus souriant comparé à ce que l’on ne voyait pas : quatre ou cinq étages de cachots enfoncés dans le sol jusqu’à d’abominables oubliettes sans air et sans lumière mais pas sans eau car le fleuve, surtout en temps de crue, y pénétrait comme chez lui. Le pire étant sans doute la Fosse. En forme d’entonnoir renversé, le malheureux que l’on y descendait par des cordes et une poulie ne pouvait que se tenir debout sans possibilité de s’asseoir ni de se coucher à cause de la pente des murs. Il n’y restait pas longtemps, finissant par tomber dans le puits sans margelle qui en formait le centre et au fond duquel coulait la Seine.
Une fois franchie la double grille ouvrant sous le passage voûté, on introduisit Lorenza dans une petite salle où était le greffe. Des chandelles y brûlaient sans cesse, l’éclairage étant insuffisant de jour comme de nuit. Se tenaient là deux hommes dont l’un écrivait sur un gros registre. L’autre s’empara d’une des bougies pour examiner la prisonnière sur toutes les coutures en insistant particulièrement sur le visage. Ce personnage-là était une sorte de physionomiste chargé de graver dans sa mémoire l’aspect de ceux qu’on lui amenait afin de pouvoir les reconnaître en cas d’évasion. Cela s’appelait « morguer » mais cette fois l’homme au registre grogna :
— Laisse-la tranquille ! C’est une trop belle fille pour qu’on puisse l’oublier quand on l’a vue une fois ! On va la conduire chez elle !
— Où ça ? Elle peut payer ? demanda le concierge qui servait d’hôtelier à cette lugubre auberge.
Selon ce que l’on pouvait donner on était... à peu près bien ou mal logé.
— Au deuxième étage ! C’est le palais qui paie !
— Pourquoi ?
— Elle est d’la haute ! C’t’une dame... Elle doit faire partie de la clique de la Reine !... J’vois pas pourquoi elle est ici, d’ailleurs ! Devrait être à la Bastille !
— Oh alors !
Trop lasse, trop désespérée aussi par ce coup terrible qui, de fugitive, faisait d’elle une captive à l’instant même où allaient s’ouvrir devant elle les portes de la liberté, Lorenza avait fermé les yeux et se laissa emmener passivement par un porte-clefs qui, la croyant en train de s’endormir, la secoua mais sans brutalité excessive :