L’instant d’après, Honoria faisait une entrée théâtrale à souhait au milieu d’un soudain silence. Tout de noir vêtue, la démarche hésitante soutenue d’un côté par une canne et de l’autre par l’une des femmes de chambre de Marie de Médicis, elle s’avança à petits pas jusqu’à un fauteuil que l’on venait d’apporter en le plaçant non loin de l’accusée et face au tribunal. Elle tenait à la main un vaste mouchoir blanc bordé de noir qu’elle portait de temps en temps à son visage plus jaune encore que d’habitude et semblait sur le point de rendre l’âme à chaque respiration. Finalement, après avoir répondu vaguement au salut du Prévôt, elle se laissa tomber lourdement dans le siège offert et renifla si vigoureusement le flacon de sels que lui présentait sa compagne qu’elle éternua à plusieurs reprises. Ce qui la fit pleurer.
— Madame, dit le procureur après lui avoir adressé un bref salut. Voulez-vous bien regarder celle que nous jugeons aujourd’hui et nous dire s’il s’agit de votre nièce ?
— Pour mon malheur, Monsieur, et celui de toute une famille dont elle est devenue la honte ! Mais je savais depuis longtemps qu’il en serait ainsi et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu l’accompagner en France... afin d’essayer, par mes faibles moyens, de l’empêcher de nuire et cela en dépit des maux qui m’accablent et dont j’ai d’ailleurs manqué périr durant cette abominable traversée. Vous n’imaginez pas...
— Nous imaginons très bien, au contraire, Madame, mais de grâce je vous demande d’en venir dès à présent à ce qui nous occupe. Vous avez confié à Sa Majesté la Reine, qui a bien voulu nous le faire savoir, que vous aviez pu assister au meurtre du marquis de Sarrance dont la bénédiction nuptiale venait de faire votre neveu...
A cette évocation qui ne la rajeunissait pas, puisque Hector était plus vieux qu’elle, Honoria fit une si affreuse grimace que Lorenza eut une soudaine envie de rire en dépit de sa tragique situation.
— Effectivement. Toutes les dames s’étaient retirées après le coucher de la mariée mais moi je suis restée.
— C’est faux ! protesta Lorenza. Le marquis avait exigé de rester seul avec moi durant cette nuit. Même les domestiques devaient se retirer et surtout les gens de mon entourage. Il n’y avait plus personne sauf ceux qui, du fait de leur ivresse, ne pouvaient se tenir debout. Je précise que donna Honoria avait dû rentrer au Louvre après la cérémonie !
— Non. Je suis entrée avec les autres dames et, quand elles se sont retirées, je me suis cachée dans une chambre.
— Pourquoi ? S’étonna d’Aumont. Vous vouliez être certaine que le mariage serait bien consommé ?
— Non. Je redoutais le pire pour ce pauvre homme. Savez-vous qu’avant de venir en France, cette fille avait été sur le point de se marier et que, la veille des noces, le fiancé a été poignardé après avoir enterré sa vie de garçon en sortant d’un cabaret ? Tel devait être d’ailleurs le sort de quiconque oserait épouser cette vipère.
Il y eut un murmure dans le public auquel d’Aumont imposa silence sous peine de faire évacuer la salle.
— Poursuivez ! dit-il à Honoria. Donc vous vous êtes cachée dans une chambre... et alors ?
— Après le départ des dames, les hommes ont continué à boire puis ils ont accompagné l’époux jusqu’à sa chambre et sont partis. C’est à ce moment que j’ai quitté ma cachette afin de pouvoir entendre...
— Quoi ? fit le procureur. Les baisers et caresses que se dispensent de nouveaux époux ne font pas tant de bruit !
— Il n’en a guère été question ! J’ai entendu le marquis accuser cette fille d’avoir voulu le faire tuer. Tout recommençait comme à Florence, vous comprenez ?
— Oui. Et ensuite ?
— Il y a eu des bruits de lutte puis des cris : furieux, le marquis avait saisi un fouet et administrait une correction à cette meurtrière. Elle hurlait... après quoi il n’y a plus eu de bruit et j’ai entrouvert la porte de la chambre : le pauvre homme gisait à terre. Il avait dû être assommé par un objet lourd. Elle était à genoux près de lui, un poignard à la main... Elle avait l’air d’une folle et... riait... riait...
— Et vous n’êtes pas intervenue ?
— Moi ? Voyez ma faiblesse, messeigneurs ! J’avais bien trop peur. Je me suis sauvée sur la pointe des pieds en priant Dieu qu’elle ne m’entende pas mais elle était bien trop occupée par son affreuse besogne. J’ai pu quitter l’hôtel sans rencontrer personne et je suis rentrée au Louvre aussi vite que j’ai pu ! Oh ! J’ai cru mourir cent fois pendant ce retour...
— Quelqu’un vous a vue ?
— Les gardes, je suppose. Ceux qui n’étaient pas ivres tout au moins mais surtout Madame Concini qui est dame d’atour et la plus proche amie de Sa Majesté. C’est elle qui m’a réconfortée, rassurée et empêchée d’aller, dès l’aube, avertir les autorités. Elle m’a dit que ce serait stupide puisque nous avions notre bonne reine qui remplace le Roi quand il est absent... Voilà tout ce que je sais, Messieurs, et si vous voulez bien me permettre de me retirer. Je me sens lasse, vous savez, mais il fallait que j’accomplisse mon devoir... si cruel soit-il.
La voix de Lorenza s’éleva alors, lourde de mépris :
— Cruel ? A qui ferez-vous croire cela ? Vous vivez l’heure la plus exaltante de votre vie : pouvoir m’insulter, m’accuser impunément d’un crime que je n’ai pas commis et cela à la face de tous ! Oseriez-vous jurer sur le sang du Christ que vous avez dit la vérité ?
— Je dis toujours la vérité !
— Ce n’est pas cela que je vous demande : jurez-vous sur le...
— Cela suffit ! Intervint le procureur Génin. Nous sommes céans pour entendre la déposition d’un témoin que je considère comme des plus fiables, non pour assister à une querelle de famille ! Madame Davanzati, nous avez-vous dit tout ce que vous savez ?
— Je l’espère... Si j’ai oublié quelque chose, que l’on veuille le pardonner à mon esprit troublé...
— Il le sera plus encore, ton esprit, méchante femme, quand tu auras ma mort sur la conscience, lança Lorenza. Ma vie va sans doute s’achever bientôt et je ne la regretterai pas mais toi, je te prédis une éternité de tourments quand tu devras rendre compte à la justice de Dieu et...
— Cela suffit ! Coupa le procureur. Madame, vous pouvez vous retirer !
— Un instant !
La voix du Prévôt tonna si fort que le silence devint absolu :
— Il me semble, ajouta Jean d’Aumont avec sévérité, que vous faites peu de cas du tribunal, procureur ! Vous n’êtes pas seul ici, que je sache ?
— Veuillez me pardonner mon excès de zèle, Monsieur le prévôt, mais je ne vois pas ce que le témoin pourrait nous apprendre de plus ?
— Vous pourriez lui demander à qui ira ma fortune après ma mort ? proposa Lorenza.
— A l’héritier naturel du marquis de Sarrance ! A son fils.
— Il l’a refusée, m’a-t-on dit ?
— Qui « on » ?
— L’ambassadeur de Florence avec qui je voulais quitter Paris... en abandonnant tout ce que je possédais. Alors je répète : si M. de Sarrance refuse les biens, considérables, que j’apportais, à qui iront-ils... sinon à ma chère tante ? C’est bien là-dessus qu’elle compte !
Les cris d’indignation d’Honoria furent couverts par les coups de bâton que d’Aumont abattait sur la table :
— Assez ! Inutile de vous récrier ainsi, Madame ! Les biens d’une condamnée – si condamnation il y a ! – reviennent à la Couronne !
— On me l’a dit aussi, mais je jurerais quelle s’arrangera pour s’en faire octroyer une partie. En tenant à venir en France, ce n’est pas moi qu’elle accompagnait mais la fortune des Davanzati, la seconde de Florence après celle des Médicis...