— Mais faites-la donc taire, glapit Honoria, hors d’elle. Ou plutôt faites-lui avouer son crime et qu’on en finisse ! Confiez-la aux tourmenteurs. Ils sauront bien lui arracher la vérité !
Une subite nausée fit pâlir Lorenza. Cette femme de son sang, la propre sœur de son père, la haïssait au point de réclamer qu’on lui applique la torture ? Sans doute espérait-elle se repaître des cris que lui arracherait la souffrance. Mais déjà le Prévôt reprenait :
— Encore une fois, c’est à moi qu’appartient la direction de ce procès ! Je vous prie de sortir, Madame !
— Vous allez la condamner, n’est-ce pas ?
— Ne m’obligez pas à répéter que nous sommes les juges. Pas vous ! Soyez sûre que votre témoignage sera pris en considération !
Il n’ajouta pas « hélas » mais c’était écrit dans le regard sombre voilé de tristesse dont il l’accompagna jusqu’à sa sortie... Le peuple, lui, murmurait et il fallut de nouveau lui imposer silence...
Debout au fond de la salle où il s’était faufilé juste avant que l’on ne ferme les portes, Antoine, lui, ne disait rien. Il se contentait d’écouter et de regarder. De regarder surtout la fine silhouette verte qui se tenait si droite au milieu de ces gens de justice. Comme la veille – mais cela il l’ignorait, étant absent ! – elle avait repoussé avec dédain la sellette, sorte de pilori miniature où avaient pris place tant de misérables issus de la lie du peuple.
Il avait espéré, en venant, rompre le charme dont elle le tenait captif depuis Fontainebleau mais il n’en avait rien été. Plus pâle, plus menue – elle avait été malade disait-on ! –, elle lui parut plus belle que jamais dans cette simple robe sans autre ornement que la somptueuse tresse d’or glissant sur son épaule plus bas que la taille ! Et plus désirable si cela était possible. S’il ne pouvait lui pardonner la mort sauvage de son père, il pouvait comprendre qu’elle ait eu peur de lui. En la découvrant dans son lit sans autre voile que cette chevelure dénouée, le vieux avait dû prendre feu. Si elle lui avait opposé la moindre résistance, il l’avait sans doute brutalisée allant peut-être jusqu’au viol ! Si l’on en croyait la déposition de la tante, il l’avait frappée à coups de fouet ?...
Soudain une évidence s’imposa à lui : lorsque Honoria lui avait raconté sa version en présence de la Reine, la nuit fatale, il n’avait pas été question des coups de fouet. Il lui semblait maintenant que le récit était différent. N’avait-elle pas dit s’être évanouie ? C’était avant ou après le crime ? Tout se brouillait dans sa tête et, quand Honoria fut invitée à se retirer, il voulut la suivre mais il n’en fut pas capable parce qu’il s’était fait coincer dans un angle par une foule qui, rompant le service d’ordre, n’avait fait que grossir. En outre, il voulait connaître la suite, savoir si d’autres témoins allaient se présenter, si Lorenza allait être livrée aux bourreaux pour qu’on lui arrache des aveux.
C’était le souhait de la majorité du public bien qu’il n’eût pas le droit d’assister à la question mais, comme le fit remarquer une grosse femme à la bouche gourmande, on pourrait au moins entendre les cris et deviner, selon leur ampleur, l’intensité des tourments !
— Si c’est de l’eau, on n’entendra rien du tout ! grogna son voisin. Le patient étouffe et ne peut émettre que des glouglous...
L’affaire fut rondement tranchée. En se levant, le Prévôt annonça que la cour se retirait pour délibérer et que l’accusée devait être ramenée dans sa prison... Quelqu’un osa crier :
— Pas de torture alors ?
D’Aumont se levait avec un pli de dégoût aux lèvres et ce fut le procureur qui se chargea de la réponse :
— Nous n’en avons pas besoin !
— Elle va être exécutée ?
— Vous le verrez bien !
— Oui, mais le Roi peut faire grâce ? On dit qu’elle lui plaît !
— Le Roi est absent. Et puis en voilà assez ! Sortez tous ou je vous fais expulser par les gardes !
La salle se vida en maugréant. Le spectacle avait été trop court à son goût mais toute résistance était vaine. On se consola en pensant qu’il y aurait une suite et que la Sorcière de Florence – c’était le nom qu’on lui avait donné – n’échapperait pas à son destin. Même s’il eût volontiers couché avec elle, le Béarnais ne gracierait pas la meurtrière de son plus vieil ami, qui était de surcroît l’un de ses plus vaillants capitaines.
Antoine, que son colonel avait exempté de service jusqu’à ce que l’affaire soit terminée afin de le soustraire à la curiosité plus ou moins bienveillante de ses camarades, alla manger une soupe et une tourte à l’auberge La truie qui file puis rentra chez lui... Depuis le début du mois, un froid glacial s’était abattu sur le pays. Pourtant la neige était absente et c’était aussi bien. Cela évitait les plaques de verglas, génératrices de jambes cassées et les Parisiens, prudents, évitaient de jeter leurs eaux usées par les fenêtres. La Seine, elle, charriait des glaçons ce qui ne simplifiait pas la tâche des porteurs d’eau. Quoi qu’il en soit, on n’était, mieux nulle part ailleurs que chez soi, au coin du feu...
C’est tout juste là qu’il retrouva Gratien. Accroupi près de la cheminée, il grillait des marrons dans une poêle à frire. Un menu cadeau de Mme Pelou, la cuisinière de la maison quand elle l’avait vu revenir tout à l’heure le nez bleu de froid. Elle y avait joint un pot de vin à la cannelle tout prêt à être réchauffé. Elle s’était d’ailleurs montrée généreuse en ajoutant :
— Tu partageras avec Monsieur Antoine quand il rentrera. Ça lui fera plaisir. Je lui trouve petite mine depuis qu’il est revenu !
C’était peu de le dire. Pris entre la mort brutale de son père, le sort d’une femme dont il ne savait plus très bien s’il l’aimait ou la détestait et l’absence plus qu’inquiétante de Thomas, le nouveau marquis de Sarrance cherchait vainement à quel saint se vouer. C’était surtout le troisième point dont il souffrait le plus. Solidement équilibré sur ses grands pieds, Thomas avait réponse à tout, trouvait une solution pour tout... Et quelle vitalité alors que la sienne commençait vraiment à lui faire défaut !
Tout en lui avançant un fauteuil et en le nantissant d’une écuelle de marrons brûlants, Gratien l’observait du coin de l’œil :
— Je crois que j’ai trouvé une piste ! annonça-t-il, l’air engageant.
Occupé à se brûler les doigts, Antoine demanda :
— Où cela ?
— Ben... rue des Poulies, voyons ! J’ai réussi à prendre langue avec la fille de chambre de la Maupin. L’homme – un natif de Florence qui s’appelle Bruno Bertini – est l’amant de cœur de la Maupin qui le loge gratis. Paraîtrait qu’elle en est folle. Il y passe le plus clair de la journée sauf à se rendre parfois chez un compatriote, le signor Concini, qui habite une maison proche du Louvre. C’est surtout la nuit qu’il sort pour se rendre dans un tripot de la Cité... Mais ce tantôt il est allé droit chez un armurier dans la rue du Roi-de-Sicile. Comme il y avait deux ou trois personnes déjà, j’y suis entré moi aussi et j’ai vu que le Bertini se retirait avec le patron dans l’arrière-boutique. Je me suis alors rapproché autant que j’ai pu en ayant l’air de m’intéresser à des couteaux sur un présentoir. Bertini venait chercher une dague qu’il avait donnée à réparer. Ça a discuté un bout de temps parce qu’on avait changé la lame dont l’extrémité avait été brisée au lieu de la travailler à la meule pour lui redonner du piquant. Le Bertini rouspétait que ça lui coûtait trop gros. Agacé, le patron a défait le paquet pour lui démontrer qu’il aurait été dommage de se contenter de rafistoler une arme de cette valeur. C’est vrai qu’elle était belle ! La poignée était sertie d’une fleur de lys dessinée avec des pierres rouges...