Le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, enroulé dans un manteau noir, il s’était posté à l’issue d’une nuit sans sommeil, près de la Voûte du Châtelet avec, dans l’esprit, un mélange d’angoisse et de hâte...
Depuis qu’elle lui était apparue ce maudit soir de Fontainebleau, elle s’était emparée de son âme et lui qui en rencontrait si peu de cruelles, s’était senti faible comme un enfant quand le beau regard de velours noir s’était posé sur lui... D’instinct, il s’était élancé à sa rencontre afin de recevoir dans ses bras ce merveilleux cadeau du Ciel mais un autre s’était jeté à la traverse et cet autre était son père qui l’avait fait basculer dans le grotesque : cette enfant exquise modelée par l’Amour allait devenir sa belle-mère ! Quoi de plus risible ? Evidemment, le Roi lui avait permis de fuir jusqu’en Angleterre mais la belle image l’avait suivi, hantant ses rêves, surgissant partout même du fond des gobelets de vin quand il demandait à l’ivresse de lui accorder un moment d’oubli... Et il en avait cherché une à sa ressemblance parmi les jolies femmes de la cour anglaise sans en trouver une seule qui lui ressemblât. Au pied de Ses autels, il avait imploré Dieu lui-même de mettre fin à son supplice. Et la lettre était venue réclamant son retour : la trop jeune et trop belle épouse du vieux soldat l’avait assassiné, égorgé comme un porc à l’abattoir. Il n’avait pu que rentrer, traînant derrière lui un autre genre de tourment : intolérable pour un homme d’honneur : l’immonde satisfaction secrète de savoir qu’elle n’aurait pas à subir les assauts de ce vieillard et que lui-même ne verrait jamais la porte d’une chambre à coucher se refermer sur ce couple par trop disparate, le sauvant ainsi de son envie de meurtre.
Revenu à Paris, il avait presque réussi à se persuader de l’innocence de Lorenza mais, en dépit de toutes les objections qu’il formulait, il s’était heurté au témoignage effarant de la tante, aux certitudes de la Reine, sa parente cependant. Un nouvel espoir était venu avec les découvertes de Gratien mais que la dague au lys rouge soit aux mains de ce Bruno Bertini ne signifiait pas que Lorenza n’eût pas sur les mains le sang d’Hector. D’abord elle avait admis l’avoir frappé avec un objet lourd. En outre, le faux ivrogne était sur place et le fait qu’elle n’eût pas achevé elle-même l’ouvrage ne l’innocentait pas. Le Florentin avait agi pour elle. Cet homme qui était peut-être son amant.
Alors, même s’il avait relevé des discordances dans le récit de la tante Honoria, il avait senti un soulagement quand l’arrêt de mort était tombé : tout était fini ! Il n’y avait plus à y revenir : l’ensorceleuse disparaîtrait et lui, délivré de ce charme qui le tenait en si dure captivité, il redeviendrait l’Antoine d’avant et finirait par oublier. Mais les derniers instants de sa vie, il voulait y assister...
Il n’était qu’à quelques pas du tombereau pour mieux contempler cette gracieuse silhouette. C’était lui qui avait réclamé le respect devant la mort. Pendant tout le reste du temps, il ne l’avait pas quittée des yeux, murmurant même les mots d’amour qu’il ne lui dirait jamais afin de l’encourager. L’idée lui venait même, quand tout serait fini, d’aller voir le bourreau pour qu’il lui vende la natte dorée qui glissait si joliment le long de sa joue et en faire son plus cher trésor jusqu’au jour où il l’emporterait dans sa tombe.
Peut-être après tout était-il en train de devenir fou ? Il ne se rappelait plus soudain qu’il était là pour commencer à l’oublier ! Que son ombre au contraire devienne sa compagne, quelle le hante jusqu’à ce dernier jour où il la retrouverait serait tellement plus merveilleux ! Et ce fut dans une sorte d’apaisement qu’il la suivit des yeux quand elle gravit les marches de l’échafaud, quand elle accorda son pardon au bourreau... Et puis, comme au soir de Fontainebleau, tout bascula dans l’irréel. Il y eut l’arrivée de ce cavalier forcené qui fendait la foule en hurlant, rejoignait Lorenza en réclamant le droit de l’épouser avant de l’emporter dans ses bras... Ce cavalier qui n’était autre que Thomas !
Il serait peut-être resté là, hébété, pendant des heures, à regarder la plate-forme vide si quelqu’un – une femme ! – ne l’avait abordé :
— Vous ne vous sentez pas bien, Monsieur ?
Il sursauta, la regarda, vit qu’elle était âgée, avec un doux visage encadré d’une guimpe de religieuse, et machinalement, il ôta son chapeau :
— Veuillez m’excuser ! Vous disiez ?
— Je demandais si vous vous sentiez bien ? Vous êtes si pâle !
— Je... oh, ce n’est rien ! Je viens d’être malade !
— C’est ici un lieu bien singulier pour un convalescent ! Mais peut-être cette pauvre jeune femme est-elle de votre famille ?
Pourquoi posait-elle cette question ? Antoine fronça le sourcil :
— Non !... Non, je passais... Et vous ? répondit-il non sans insolence.
— Moi je suis venue prier ! Et Dieu a fait un miracle ! Béni soit son Nom ! Il vient d’arracher une innocente à un sort aussi cruel qu’injuste !
— Comment le savez-vous ?... Je veux dire quelle est innocente ?
— Oh, j’en suis certaine : il suffit de la regarder ! Il faut espérer qu’à présent, le Seigneur lui accordera un bonheur si largement mérité ! Je prierai pour cela ! Pour vous aussi, d’ailleurs, continua-t-elle en hochant la tête d’un air de commisération. Qu’il vous donne de voir clair en vous ! Vous en avez le plus grand besoin...
Elle le quitta pour se diriger vers la Seine mais elle devait être connue dans le quartier car plusieurs personnes s’approchèrent d’elle avec des sourires et des saluts pleins de respect. Comme elle s’éloignait, Antoine rejoignit une femme qui, les mains jointes, la regardait partir avec un air radieux.
— Pardonnez-moi ! Vous connaissez cette... dame ?
Elle le foudroya du regard :
— Ce n’est pas une dame : c’est une sainte ! Elle vient souvent ici quand il y a des âmes en peine ! On l’appelle sœur Doctrovée !
— C’est une religieuse ?
— Elle l’était quand les parpaillots ont brûlé son couvent sur la Loire. Depuis elle vit au cloître Notre-Dame, dans la maison de son frère qui est chanoine, mais elle est le plus souvent à la cathédrale... ou dans la rue. Elle est toujours aimable, toujours souriante... et parfois elle dit des choses !...
— Quelles sortes de choses ?
— Des conseils souvent mais ce n’est pas la peine de lui poser des questions. Elle n’y répondra que si elle a... un message à délivrer. Elle vous a parlé à vous ?
— Effectivement... mais elle m’en a peu appris... Simplement que celle que l’on devait exécuter était innocente !
— Alors, vous pouvez être sûr qu’elle l’est ! Et vous appelez ça peu en apprendre ? Sachez, Monsieur, que sœur Doctrovée ne se trompe jamais !
— Dans ces conditions, on ne doit pas cesser de la faire venir au Louvre ? On dit que la Reine...
— Il paraît qu’elle n’a jamais voulu s’y rendre.
— Pourquoi ?
— Parce qu’au palais on voit et entend que ce que l’on veut bien voir et entendre. L’effet du pouvoir sans doute ! Et elle a des visions trop vraies ! Je vous souhaite une bonne journée, Monsieur !
Et, comme sœur Doctrovée, elle s’éloigna mais dans la direction opposée. Antoine la suivit des yeux un moment puis se dirigea vers l’Hôtel de Ville...
La sérénité était loin d’y régner. Tandis que Thomas confiait une Lorenza à bout de forces et d’émotions à la femme du portier, les échevins rejoignaient les juges dans la grande salle pour assaillir Jean d’Aumont de questions au sujet de cette loi tellement ancienne que personne ne s’en souvenait plus. Ils l’accusaient d’avoir dépassé la limite de son autorité en décidant, sans avoir pris l’avis de quiconque, non seulement d’arrêter l’exécution mais encore de casser sans préalable la sentence de mort. Tout le monde parlait à la fois et l’entente n’était pas près de s’établir.