Tel qu’il était, une indéfectible amitié le liait à Henri depuis l’âge de douze ans. Interrompue parfois par des chicanes mais tenant fermement le cap contre toutes les tempêtes.
C’est dans un beau salon jouxtant le cabinet du grand homme qu’un garde introduisit les dames d’Entragues, mère et fille, escortant Lorenza vêtue cette fois de velours et de fourrure noirs, le visage caché par un voile assorti épinglé sur sa couronne de nattes et facile à rejeter en arrière. Elle était pâle mais ne tremblait pas. Toutes trois prirent place sur les sièges qu’on leur indiqua, à la droite des fauteuils préparés pour les souverains. L’autre côté était occupé par plusieurs chaises. Le feu flambait dans la cheminée.
Sully les rejoignit presque aussitôt, l’air rogue à son habitude. Il salua les deux dames avec une certaine chaleur envers la mère et une extrême froideur à l’égard de la fille : il lui devait trop de nuits sans sommeil passées à trouver des arguments propres à recoller les morceaux du ménage royal. En revanche, Lorenza qu’il n’avait jamais vue parce qu’il n’était pas à Fontainebleau, eut droit à l’esquisse d’un sourire.
— Évidemment ! dit-il seulement après l’avoir regardée avec attention.
Mme de Verneuil ouvrait déjà la bouche pour lui demander de s’expliquer mais Jean d’Aumont et Jacques Sanguin, suivis des juges, effectuaient leur entrée amenant avec eux Thomas de Courcy et Antoine de Sarrance, libres de toute entrave mais portant les traces de leur séjour au Châtelet. Leurs yeux convergèrent sur la jeune fille et, si Thomas lui adressait un sourire radieux, elle ne reçut d’Antoine qu’un regard chargé de rancune qui la fit frissonner mais lui rendit sa combativité. Après tout, il ne valait pas plus cher que son père. Même mauvais caractère, même cruauté puisqu’il s’obstinait à vouloir sa mort... Dieu sait ce qu’il serait advenu d’elle entre les pattes de ce trop beau garçon !
L’entrée du couple royal détourna son attention. Tout le monde s’inclina.
— Serviteur, Messieurs ! lança Henri avec sa jovialité habituelle. Mesdames, je vous baise les mains ! Mon cher Sully, merci de nous accueillir pour tenter d’en finir avec des événements d’autant plus tristes qu’ils n’auraient dû engendrer que du bonheur !
— Drôle de bonheur ! rétorqua Mme de Verneuil, acerbe. Une pucelle de dix-sept ans unie à un barbare qui aurait pu être son aïeul !
Occupée à loger dans un fauteuil son imposant volume de velours châtaigne abondamment brodé d’or, de perles et fourré de martre, la Reine lui jeta un regard venimeux :
— Que fait-elle ici, celle-là ?
Henri sourit à sa maîtresse et tapota gentiment la main dodue de sa femme :
— Allons, ma mie, essayez de vous montrer un peu accommodante ! Madame d’Entragues et sa fille ont bien voulu venir jusqu’ici pour apporter leur témoignage dans le drame qui nous occupe...
Avec plus d’énergie que de distinction, Marie renifla :
— Elles jouent un rôle dans cette infamie ? Rien d’étonnant !
— Un rôle important ! Assena-t-il avec sévérité. Et tout à leur honneur puisqu’il s’agit de charité !
— Charitable, la Verneuil ? Voilà qui est nouveau et je voudrais bien savoir...
— Madame ! Coupa Sully en s’efforçant d’introduire une dose d’apaisement dans le ton de sa voix. Nous avons à débattre d’une affaire trop grave et trop douloureuse pour que Votre Majesté nous refuse son attention. Nous avons tous eu connaissance du procès qui s’est déroulé la semaine passée sous la présidence de M. le prévôt de Paris, procès qui s’est conclu par une condamnation à la décollation. Grâce à Dieu, elle n’a pas été suivie d’exécution, un témoin capital s’est présenté à l’ultime minute...
— On peut se demander pourquoi il a attendu si longtemps ? Croassa la Reine, maussade. Où était-il passé, cet envoyé du ciel ?
— Je pense qu’il va nous le faire savoir. Monsieur de Courcy ?
Thomas se leva et salua :
— Un accident stupide et dont je ne suis pas fier : envoyé à Londres par Sa Majesté le Roi pour en ramener au plus vite le fils du marquis de Sarrance, j’ai été désarçonné par mon cheval entré au galop en collision avec un tombereau chargé de pierres. Sur le coup, ma monture a été tuée net. Quant à moi, blessé à la tête, je suis resté sans connaissance pendant plusieurs jours...
— Où est-ce arrivé ? demanda le ministre.
— Près de Beauvais, Monsieur le duc !
— Je suppose que vous avez été soigné en quelque lieu ? Où était-ce ?
L’air soudain gêné de Thomas n’échappa à personne :
— Un... manoir aux environs de la ville...
— Et il s’appelle comment, ce manoir ? Intervint le Roi. Il a bien un nom je présume ?
— Oui, Sire, mais je demande humblement au Roi de ne pas me le demander... et de me croire sur parole.
— Mais pourquoi, Jarnidieu !
— Sire ! Piailla Marie, indignée, vous manquez à votre vœu ! N’avez-vous pas promis solennellement à votre confesseur, le père Coton, de ne plus jurer le nom du Seigneur !...
— Vous croyez que le moment est opportun pour me le rappeler ? Gronda Henri. Jarnicoton alors ! Et toi, jeune Courcy, explique-nous pourquoi tu te refuses à dire où tu as été soigné ?
— Par délicatesse, Sire ! En... en fait, quand j’ai été remis sur pied, je me suis sauvé ! avoua le malheureux devenu écarlate en piquant du nez. Que l’on veuille me comprendre ! Il s’agit... d’une dame.
L’éclat de rire d’Henri dont les yeux se mirent à pétiller détendit l’atmosphère :
— Si tu es devenu son amant il ne faut pas en faire un drame ! Elle t’avait si heureusement... soigné que tu as tout oublié ?
— Ce n’est pas cela ! Elle m’a soigné, oui, et admirablement même... mais après elle n’a plus voulu me laisser partir. Elle... elle voulait que je l’épouse et j’ai été enfermé jusqu’à ce que je trouve le moyen de m’échapper. J’ai alors volé un cheval.
Cette fois, Henri n’était plus seul à rire. Mais Marie, elle, s’indigna :
— Curieuse façon de prouver votre reconnaissance ! Elle était si laide cette malheureuse ?
— Pas... pas vraiment ! Elle avait seulement le double de mon âge. Au moins !
— Restons-en là ! Coupa Sully. Et revenons au rôle que vous avez tenu la nuit du meurtre de M. de Sarrance !
Thomas reprit son calme et sa couleur normale pour faire le récit de la tentative de suicide de Lorenza et ce qui s’était ensuivi, sa rencontre avec Mme de Verneuil, la décision de celle-ci de la confier à sa mère, sans pareille pour remédier aux maux les plus délicats...
Naturellement, la Reine, désagréable, trouva une objection :
— Pourquoi pas au Louvre ? Elle y eût reçu chez moi les soins de mon médecin, sans compter la signora Concini qui...
Pour le coup, elle avait réussi à mettre son époux en colère :
— Vous l’auriez secourue ? Vous si bigote et après une tentative de suicide ? Laissez-moi me gausser ! Vous auriez benoîtement attendu que la mort fasse son œuvre ! Sa bonne tante aurait été si enchantée de s’en occuper ! Au fait, où est-elle celle-là ? J’avais ordonné son arrestation, il me semble ?