— Vous êtes souffrant, Sire ?
— Non... Émerveillé... Ébloui ! Son regard m’a brûlé !... Ramène-moi dans mon cabinet !
Plus tard, revenu à une claire conscience, il essaya d’analyser ce qui venait de lui arriver. Jamais il n’avait ressenti pareil choc. Si le javelot de l’adorable fille ne l’avait pas atteint, il n’en avait pas moins été foudroyé, ensorcelé et, à présent, il se retrouvait à cinquante-cinq ans amoureux éperdu d’une exquise enfant de quatorze ans. De quoi faire rire en vérité ! Aussi voulut-il donner une couleur plus respectable à une attirance qui l’était beaucoup moins : Charlotte était la fille du Connétable de Montmorency, un de ses plus vieux amis ; il l’avait connue nourrissonne (même s’il ne l’avait jamais vue) et cet amour si soudain ne pouvait être que paternel !...
Comme pour le conforter dans cette illusion en lui rappelant les dures réalités de l’âge, il était pris, le soir même, d’une crise de goutte qui l’envoya dans son lit pour quinze jours. Laissant Sully et Villeroy se débrouiller avec les affaires de l’Etat, il y employa son temps à rêver un peu et à se faire lire, par Bassompierre et Grammont, le nouveau et retentissant succès littéraire du moment : L’Astrée d’Honoré d’Urfé. On y traitait d’amours platoniques, de bergeries amoureuses et délicates. L’œil humide, Henri habilla une passion qu’il ne mesurait pas encore à ces aimables images, en tentant de se persuader qu’il vouait à Charlotte une tendresse toute paternelle... Qu’il lui confia quand, avec sa tante, la duchesse d’Angoulême, elle vint lui faire une visite sur son lit de douleurs...
Malheureusement, en dépit de son jeune âge, Charlotte était déjà fiancée. Et à qui ? Au jeune et séduisant Bassompierre qu’Henri aimait beaucoup. Cette idée le tourmenta si bien que, peu de temps après, remis sur pied, il lui demanda si elle était heureuse d’épouser le jeune homme. Sinon, il s’arrangerait pour mettre fin à ce projet.
Or, Charlotte, non seulement ne songeait pas à tourner en ridicule l’amour de ce barbon, mais en était, au contraire, extrêmement fière et toute prête à y répondre. Aussi quand le Roi lui posa la question, elle rougit et répondit d’une voix un peu triste :
— Si c’est la volonté de mon père, Sire, je m’estimerai fort heureuse avec lui...
Mais le ton était celui de la résignation et elle avait ponctué sa phrase d’un soupir qu’elle accompagna d’un regard désolé de ses beaux yeux. Henri flamba comme un brandon. Après une nuit de cauchemars où il se débattit en vain contre sa passion et sa jalousie, il fit appeler l’heureux « promis » de cette merveille et lui tint à peu près ce discours :
— Vous savez l’affection que je vous porte ainsi qu’à votre famille. Il m’est donc apparu que je ne saurais trop faire pour ajouter à votre illustration... Aussi m’est-il venu l’idée de vous marier à Mlle d’Aumale, ce qui me permettra de rétablir le duché d’Aumale en votre faveur. Vous serez duc, mon cher !
— Sire ! fit Bassompierre éberlué, voilà que vous me voulez bailler deux femmes ?
Henri prit alors une profonde respiration et se lança :
— Écoute, je veux te parler en ami. Je suis devenu non seulement amoureux mais furieux et outré de Mlle de Montmorency. Si tu l’épouses et qu’elle t’aime, je te haïrai ; si elle m’aimait tu me haïrais[18]...
Et d’ajouter qu’il avait dans l’idée de la marier à son neveu, le prince de Condé, et de la garder auprès de la Reine afin qu’elle soit la « consolation » de ses vieux jours. Moyennant quoi, le jeune Condé, fort impécunieux, recevrait cent mille francs par an pour s’adonner autant qu’il voudrait aux plaisirs de la chasse qu’il préférait de beaucoup au commerce des dames.
Ce n’était pas si mal imaginé, bien que l’astuce fût un peu grosse. Le jeune Condé – Monsieur le Prince pour la Cour où il était seul à porter le titre – préférait ouvertement les garçons aux filles. Avec lui Henri était à peu près sûr que la nuit de noces serait purement théorique et que rien ne s’opposerait à ce qu’il cueille lui-même la fleur si fraîche qui le tentait...
Mais on n’en était pas là. Bon garçon encore qu’un peu surpris, Bassompierre répondit à son maître qu’il avait toujours cherché une occasion de se dévouer à son service et n’en pouvait trouver une plus haute que de renoncer à ce beau mariage et à la jeune fille qui lui plaisait tant. Après quoi, Henri l’embrassa en pleurant. Il ne restait plus qu’à mettre son projet à exécution.
On ne perdit pas de temps : le soir même, alors que le Roi jouait aux dés avec Bellegarde assis à son chevet, il vit entrer la duchesse d’Angoulême[19] accompagnant sa nièce, les fit approcher et, sans plus attendre mais à voix basse, leur apprit ce qu’il venait de décider. Charlotte, toute rougissante mais souriante, se déclara prête à obéir aux ordres du Roi et la duchesse ne put moins faire que lui emboîter le pas. Du coup, Henri aux anges se sentit pousser des ailes mais ce fut alors Bassompierre qui mesura son malheur : en le croisant dans la chambre du Roi, Charlotte avait haussé les épaules avec une moue de dédain... Sans oublier la mercuriale sévère dont le régala le duc d’Epernon sur la coupable faiblesse dont il venait de faire preuve. En vieillissant, l’ancien mignon d’Henri III se voulait le parangon de toutes les vertus tout en s’efforçant de devenir l’homme le plus puissant et le plus riche de France. Acquis secrètement à la cause espagnole, il détestait le Roi mais avait l’oreille de sa femme, ce qui faisait de lui un personnage inquiétant avec lequel il fallait compter. Ainsi honni quasi publiquement, le pauvre Bassompierre rentra chez lui tellement désolé que, de deux jours, il ne put ni manger, ni boire, ni dormir...
Le Roi, lui, ressuscitait à vue d’œil... Il allait terminer en apothéose une carrière amoureuse des mieux remplies. Aussi, quand vint la représentation des Nymphes de Diane dans la Chambre Haute de l’Arsenal, rayonnait-il positivement, tout en velours de soie, tiré à quatre épingles, baigné, frisé et répandant autour de lui, au lieu de son odeur intime agrémentée d’ail, des fragrances d’ambre et de musc. Le parfum même de Bassompierre dont c’était l’une des meilleures armes auprès des femmes...
Ainsi accommodé, il put contempler à loisir les gracieuses évolutions de l’adorable Charlotte dont les charmes étaient à peine voilés par une tunique transparente. Il était même tellement transporté de joie que, dès le lendemain, il fit chercher le poète Malherbe pour qu’il lui concocte quelques vers célébrant les attraits infinis de sa bien-aimée...
Pendant ce temps, à Verneuil où elle s’était retirée afin d’y attendre l’une des longues visites que son amant définitivement reconquis – du moins le croyait-elle ! – ne manquerait pas lui rendre, la marquise ignorait tout, occupée qu’elle était aux embellissements de son château, commencé au siècle précédent par Androuet du Cerceau pour Jacques de Boulainvilliers, et achevé par le duc de Nemours[20]. Elle avait l’intention d’en faire une demeure vraiment royale et plus accueillante encore pour abriter le renouveau de leurs amours. Le printemps ne venait-il pas d’arriver ?
Quand elle se laissait aller à sa gaieté naturelle -et c’était le cas ! –, Henriette pouvait être la plus charmante des hôtesses. Lorenza vécut alors, entre sa mère et elle, des jours pleins d’agréments au fil desquels s’apaisa son esprit, toujours empêtré dans les cauchemars nés de la prison et de la perspective de l’échafaud. En outre, elle se retrouvait lavée de tout soupçon : le Roi lui-même, en présence de la Reine, des ministres, de Jean d’Aumont et de toute la Cour, avait proclamé son innocence et donné lecture de la lettre d’excuses qu’il lui adressait chez l’amie compatissante qui l’avait secourue, soignée et qui, à présent, lui offrait l’asile de son château de Verneuil afin qu’elle y trouve le repos, la paix et si possible l’oubli...