— Avec Lorenza ? s’écria Marie d’Entragues en se levant. Mais c’est trop naturel, voyons. J’aurais dû vous y inviter moi-même ! Allons, suivez-moi, Joinville ! Je vais vous montrer les nouveaux embellissements que ma fille a commandés...
Quand ils se furent éloignés en bavardant à bâtons rompus, le silence régna quelques instants dans le salon. Mme de Royancourt observait Lorenza et celle-ci, consciente de ce regard fixé sur elle, se sentait mal à l’aise. Enfin, elle se décida :
— C’est lui... euh... votre neveu qui vous envoie ?
— Thomas ? Dieu non ! Il ne sait même pas que je suis venue ici. Il doit être à Fontainebleau. En résumé, je me suis déléguée toute seule ! A mon tour, à présent, de poser une question en dehors des réticences – d’une délicatesse remarquable, j’en conviens – dont vous venez de faire preuve. Pourquoi n’avez-vous pas encore répondu à la demande de Thomas ? Il vous déplaît ? Si c’est le cas, il faut me le dire sans barguigner : j’abandonne la place et je retourne dans mes foyers !
— Me déplaire ? Oh non, Madame ! Je ne vois pas comment ce serait possible !
Sur le miroir de sa mémoire, elle le revit soudain tel qu’il lui était apparu au soir de son arrivée à Fontainebleau quand elle les avait observés du haut de l’escalier mais sans être vue, tandis qu’accompagné d’Antoine de Sarrance il s’entretenait avec Giovanetti. Le lion et le loup ! Elle aurait pu décrire aussi bien de jour que de nuit la crinière d’un blond tirant sur le roux du premier contrastant avec les cheveux noirs du second, le visage plus large – plus gai – et l’autre plus aigu et plus sombre. Les silhouettes, elles, ne différaient guère : même taille élevée – un peu plus peut-être chez Thomas ! –, même corps puissant mais sans lourdeur... Quoi encore ?... Les yeux ! D’un vert métallique chez Sarrance, ils étaient, chez Courcy, d’un bleu outremer dont, à première vue, on ne remarquait pas la profondeur à cause des paillettes de gaieté qui y dansaient le plus souvent. Elle-même ne l’avait remarqué que depuis peu... Non, en vérité, il n’y avait rien chez Thomas qui pût lui déplaire et n’eût-elle pas rencontré Sarrance, elle l’eût peut être aimé... Mais il y avait eu ce regard échangé dans le Salon ovale de Fontainebleau qui l’avait marquée pour son plus grand malheur ! Même maintenant, après tout le mal qu’il lui avait fait et qu’il continuait de lui faire, elle n’arrivait pas à démêler ce qui subsistait d’un amour qui l’avait prise au vol et sans même qu’elle en eût réellement conscience...
— Alors ? reprit la comtesse qui s’efforçait de deviner ce qui se passait dans cette jeune tête. Ne me répétez pas vos scrupules d’un autre âge qui prouvent seulement votre qualité d’âme. Thomas ne s’attend pas à ce que vous preniez feu pour lui. Ce qu’il souhaite, c’est seulement le droit de vous protéger, de vous rendre ce que l’on vous a arraché sans pitié ni scrupules, de procurer un havre de paix à un petit navire courageux démâté par un ouragan. En échange, il ne demande rien... que votre confiance !
— Il l’a déjà ! Comment pourrait-il en être autrement ?
— Bon ! Alors ? Vous ne pourrez pas végéter ici indéfiniment ! Si bonne que soit Mme d’Entragues, elle n’y est pas chez elle et la générosité n’est pas la vertu dominante de sa fille. Un jour viendra où votre jeunesse et votre beauté l’insupporteront.
Elle se leva sur ce dernier mot, s’approcha de Lorenza et posa sur son épaule une main potelée singulièrement chaude :
— Vous pouvez, certes, attendre que ce jour vienne ! J’ajoute qu’au cas où vous tiendriez essentiellement à retourner en Toscane, nous sommes prêts à vous en offrir les moyens...
— Madame ! Mais à quel titre ?
— Celui de l’amour. Thomas vous aime suffisamment pour ne vouloir que votre bonheur. Il est ainsi, que voulez-vous !... Allons, je vais vous laisser réfléchir ! Si vous désirez me revoir, faites-moi tenir un mot ! Nous poumons... faire quelques promenades ensemble !
Et comme la jeune fille levait sur elle un regard interrogateur, elle sourit :
— Pour vous montrer le pays, vous faire connaître Courcy et son maître ! A lui tout seul, mon frère mérite le déplacement ! C’est un original ! Cela lui vaut d’être parfois exaspérant mais jamais ennuyeux ! Un aspect de la question à considérer au cas où vous accepteriez d’entrer dans notre famille !
Elle caressa d’un doigt léger la joue de la jeune fille :
— A y repenser, je ne vois pas pourquoi vous devriez m’écrire pour que je vienne vous chercher. Laissons de côté le mariage et essayons de nous connaître mieux ! Vous êtes charmante et quelques moments en votre compagnie me plairaient beaucoup ! Et vous ?
— Oh, à moi aussi ! s’écria spontanément Lorenza avec le sourire joyeux qu’elle n’avait plus depuis longtemps.
— Alors, c’est entendu ! Je viens vous chercher... dans une semaine pour vous montrer un peu de notre vallée !... Soyons au moins amies ! C’est de cela, je pense, que vous avez le plus besoin...
Tandis qu’elle la raccompagnait à son carrosse – un véhicule sans faste mais élégant avec sa caisse bleue sobrement frappée d’armoiries, attelé de magnifiques chevaux ! – Lorenza éprouvait une sorte de regret de voir partir cette femme dont elle ignorait encore l’existence deux heures plus tôt, et quand l’équipage franchit le pavillon où s’abritait le porche, elle eut l’impression qu’il lui manquait quelque chose !
En disant qu’elle avait besoin d’une amie, Mme de Royancourt avait émis une vérité première car des amies, Lorenza n’en avait aucune depuis les Murate, où elle s’était séparée de Chiara Albizzi, un peu plus jeune qu’elle mais qui lui avait inspiré une véritable affection. Payée de retour d’ailleurs mais à laquelle il avait bien fallu renoncer : Chiara, appartenant à une nombreuse famille, était destinée à passer sa vie dans le couvent des bords de l’Arno. Depuis, aucune jeune fille n’avait cherché à attirer sa sympathie. Il est vrai qu’on l’avait précipitée de but en blanc, dans un monde peuplé surtout d’hommes, dans lequel aucune femme – à la seule exception de Marie d’Entragues, mais celle-ci demeurait sous la coupe de sa fille – ne lui avait tendu la main. La tante de Thomas n’était plus jeune, elle non plus, mais il se dégageait d’elle une chaleur, une ardeur à vivre, une vitalité communicative telle qu’on n’en rencontrait guère même chez les adolescentes. Quant à Bibiena qui lui manquait tellement, on ne pouvait l’assimiler à une amie : c’était presque une mère mais au moment du plus grand péril, on l’avait éloignée d’elle et Dieu seul savait si elle la reverrait un jour !
— Eh bien ? fit Marie d’Entragues qui l’attendait sur le seuil du salon où la visiteuse l’avait saluée en partant. Qu’en pensez-vous ? J’ai l’impression que vous avez sympathisé toutes les deux ! C’est une femme étonnante, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, et combien charmante !
— Pourtant ma fille Henriette ne l’aime pas mais, ajouta-t-elle avec une pointe de tristesse, il faut avouer qu’elle déteste les autres femmes en général ! Sauf moi, quoique cela dépende si elle est bien ou mal lunée !
— Elle a une sœur pourtant ?