Armand me remit son passeport, et je me rendis rue Jean-Jacques Rousseau.
Il y avait deux lettres au nom de Duval, je les pris et je revins.
Quand je reparus, Armand était tout habillé et prêt à sortir.
– Merci, me dit-il en prenant ses lettres. Oui, ajouta-t-il après avoir regardé les adresses, oui, c'est de mon père et de ma sœur. Ils ont dû ne rien comprendre à mon silence.
Il ouvrit les lettres, et les devina plutôt qu'il ne les lut, car elles étaient de quatre pages chacune, et au bout d'un instant il les avait repliées.
– Partons, me dit-il, je répondrai demain.
Nous allâmes chez le commissaire de police, à qui Armand remit la procuration de la sœur de Marguerite.
Le commissaire lui donna en échange une lettre d'avis pour le gardien du cimetière; il fut convenu que la translation aurait lieu le lendemain, à dix heures du matin, que je viendrais le prendre une heure auparavant, et que nous nous rendrions ensemble au cimetière.
Moi aussi, j'étais curieux d'assister à ce spectacle, et j'avoue que la nuit je ne dormis pas.
À en juger par les pensées qui m'assaillirent, ce dut être une longue nuit pour Armand.
Quand le lendemain, à neuf heures, j'entrai chez lui, il était horriblement pâle, mais il paraissait calme.
Il me sourit et me tendit la main.
Ses bougies étaient brûlées jusqu'au bout, et, avant de sortir, Armand prit une lettre fort épaisse, adressée à son père, et confidente sans doute de ses impressions de la nuit.
Une demi-heure après nous arrivions à Montmartre.
Le commissaire nous attendait déjà.
On s'achemina lentement dans la direction de la tombe de Marguerite. Le commissaire marchait le premier, Armand et moi nous le suivions à quelques pas.
De temps en temps, je sentais tressaillir convulsivement le bras de mon compagnon, comme si des frissons l'eussent parcouru tout à coup. Alors, je le regardais; il comprenait mon regard et me souriait, mais, depuis que nous étions sortis de chez lui, nous n'avions pas échangé une parole.
Un peu avant la tombe, Armand s'arrêta pour essuyer son visage qu'inondaient de grosses gouttes de sueur.
Je profitai de cette halte pour respirer, car moi-même j'avais le cœur comprimé comme dans un étau.
D'où vient le douloureux plaisir qu'on prend à ces sortes de spectacles! Quand nous arrivâmes à la tombe, le jardinier avait retiré tous les pots de fleurs, le treillage de fer avait été enlevé, et deux hommes piochaient la terre.
Armand s'appuya contre un arbre et regarda.
Toute sa vie semblait être passée dans ses yeux.
Tout à coup une des deux pioches grinça contre une pierre.
À ce bruit, Armand recula comme à une commotion électrique, et me serra la main avec une telle force qu'il me fit mal.
Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à peu la fosse; puis, quand il n'y eut plus que les pierres dont on couvre la bière, il les jeta dehors une à une.
J'observais Armand, car je craignais à chaque minute que ses sensations qu'il concentrait visiblement ne le brisassent; mais il regardait toujours, les yeux fixes et ouverts comme dans la folie, et un léger tremblement des joues et des lèvres prouvait seul qu'il était en proie à une violente crise nerveuse.
Quant à moi, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je regrettais d'être venu.
Quand la bière fut tout à fait découverte, le commissaire dit aux fossoyeurs:
– Ouvrez.
Ces hommes obéirent, comme si c'eût été la chose du monde la plus simple.
La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroi supérieure qui faisait couvercle. L'humidité de la terre avait rouillé les vis, et ce ne fut pas sans efforts que la bière s'ouvrit. Une odeur infecte s'en exhala, malgré les plantes aromatiques dont elle était semée.
– Ô mon Dieu! mon Dieu! murmura Armand, et il pâlit encore.
Les fossoyeurs eux-mêmes se reculèrent.
Un grand linceul blanc couvrait le cadavre, dont il dessinait quelques sinuosités. Ce linceul était presque complètement mangé à l'un des bouts, et laissait passer un pied de la morte.
J'étais bien près de me trouver mal, et, à l'heure où j'écris ces lignes, le souvenir de cette scène m'apparaît encore dans son imposante réalité.
– Hâtons-nous, dit le commissaire.
Alors un des deux hommes étendit la main, se mit à découdre le linceul, et, le prenant par le bout, découvrit brusquement le visage de Marguerite.
C'était terrible à voir, c'est horrible à raconter.
Les yeux ne faisaient plus que deux trous, les lèvres avaient disparu, et les dents blanches étaient serrées les unes contre les autres. Les longs cheveux noirs et secs étaient collés sur les tempes et voilaient un peu les cavités vertes des joues, et cependant je reconnaissais dans ce visage le visage blanc, rose et joyeux que j'avais vu si souvent.
Armand, sans pouvoir détourner son regard de cette figure, avait porté son mouchoir à sa bouche et le mordait.
Pour moi, il me sembla qu'un cercle de fer m'étreignait la tête, un voile couvrit mes yeux, des bourdonnements m'emplirent les oreilles, et tout ce que je pus faire fut d'ouvrir un flacon que j'avais apporté à tout hasard et de respirer fortement les sels qu'il renfermait.
Au milieu de cet éblouissement, j'entendis le commissaire dire à M. Duvaclass="underline"
– Reconnaissez-vous?
– Oui, répondit sourdement le jeune homme.
– Alors fermez et emportez, dit le commissaire.
Les fossoyeurs rejetèrent le linceul sur le visage de la morte, fermèrent la bière, la prirent chacun par un bout et se dirigèrent vers l'endroit qui leur avait été désigné.
Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient rivés à cette fosse vide; il était pâle comme le cadavre que nous venions de voir… On l'eût dit pétrifié.
Je compris ce qui allait arriver lorsque la douleur diminuerait par l'absence du spectacle, et par conséquent ne le soutiendrait plus.
Je m'approchai du commissaire.
– La présence de monsieur, lui dis-je en montrant Armand, est-elle nécessaire encore?
– Non, me dit-il, et même je vous conseille de l'emmener, car il paraît malade.
– Venez, dis-je alors à Armand en lui prenant le bras.
– Quoi? fit-il en me regardant, comme s'il ne m'eût pas reconnu.
– C'est fini, ajoutai-je, il faut vous en aller, mon ami, vous êtes pâle, vous avez froid, vous vous tuerez avec ces émotions-là.
– Vous avez raison, allons-nous-en, répondit-il machinalement, mais sans faire un pas.
Alors je le saisis par le bras et je l'entraînai.
Il se laissait conduire comme un enfant, murmurant seulement de temps à autre:
– Avez-vous vu les yeux?
Et il se retournait comme si cette vision l'eût rappelé.