Ou ma lettre lui avait fait trop de peine pour qu'elle s'occupât de spectacle, ou elle craignait de se trouver avec moi, et voulait éviter une explication.
Voilà ce que ma vanité me soufflait sur le boulevard, quand je rencontrai Gaston qui me demanda d'où je venais.
– Du Palais-Royal.
– Et moi de l'Opéra, me dit-il; je croyais même vous y voir.
– Pourquoi?
– Parce que Marguerite y était.
– Ah! Elle y était?
– Oui.
– Seule?
– Non, avec une de ses amies.
– Voilà tout?
– Le comte de G… est venu un instant dans sa loge; mais elle s'en est allée avec le duc. À chaque instant, je croyais vous voir paraître. Il y avait à côté de moi une stalle qui est restée vide toute la soirée, et j'étais convaincu qu'elle était louée par vous.
– Mais pourquoi irais-je où Marguerite va?
– Parce que vous êtes son amant, pardieu!
– Et qui vous a dit cela?
– Prudence, que j'ai rencontrée hier. Je vous en félicite, mon cher; c'est une jolie maîtresse que n'a pas qui veut. Gardez-la, elle vous fera honneur.
Cette simple réflexion de Gaston me montra combien mes susceptibilités étaient ridicules.
Si je l'avais rencontré la veille et qu'il m'eût parlé ainsi, je n'eusse certainement pas écrit la sotte lettre du matin.
Je fus au moment d'aller chez Prudence et de l'envoyer dire à Marguerite que j'avais à lui parler; mais je craignis que pour se venger elle ne me répondît qu'elle ne pouvait pas me recevoir, et je rentrai chez moi après être passé par la rue d'Antin.
Je demandai de nouveau à mon portier s'il avait une lettre pour moi.
Rien! Elle aura voulu voir si je ferais quelque nouvelle démarche et si je rétracterais ma lettre aujourd'hui, me dis-je en me couchant; mais, voyant que je ne lui écris pas, elle m'écrira demain.
Ce soir-là surtout je me repentis de ce que j'avais fait. J'étais seul chez moi, ne pouvant dormir, dévoré d'inquiétude et de jalousie quand, en laissant suivre aux choses leur véritable cours, j'aurais dû être auprès de Marguerite et m'entendre dire les mots charmants que je n'avais entendus que deux fois, et qui me brûlaient les oreilles dans ma solitude.
Ce qu'il y avait d'affreux dans ma situation, c'est que le raisonnement me donnait tort; en effet, tout me disait que Marguerite m'aimait. D'abord, ce projet de passer un été avec moi seul à la campagne, puis cette certitude que rien ne la forçait à être ma maîtresse, puisque ma fortune était insuffisante à ses besoins et même à ses caprices. Il n'y avait donc eu chez elle que l'espérance de trouver en moi une affection sincère, capable de la reposer des amours mercenaires au milieu desquelles elle vivait, et dès le second jour je détruisais cette espérance, et je payais en ironie impertinente l'amour accepté pendant deux nuits. Ce que je faisais était donc plus que ridicule, c'était indélicat. Avais-je seulement payé cette femme, pour avoir le droit de blâmer sa vie, et n'avais-je pas l'air, en me retirant dès le second jour, d'un parasite d'amour qui craint qu'on ne lui donne la carte de son dîner? Comment! Il y avait trente-six heures que je connaissais Marguerite; il y en avait vingt-quatre que j'étais son amant, et je faisais le susceptible; et au lieu de me trouver trop heureux qu'elle partageât pour moi, je voulais avoir tout à moi seul, et la contraindre à briser d'un coup les relations de son passé qui étaient les revenus de son avenir. Qu'avais-je à lui reprocher? Rien. Elle m'avait écrit qu'elle était souffrante, quand elle eût pu me dire tout crûment, avec la hideuse franchise de certaines femmes, qu'elle avait un amant à recevoir; et au lieu de croire à sa lettre, au lieu d'aller me promener dans toutes les rues de Paris, excepté dans la rue d'Antin; au lieu de passer ma soirée avec mes amis et de me présenter le lendemain à l'heure qu'elle m'indiquait, je faisais l'Othello, je l'espionnais, et je croyais la punir en ne la voyant plus. Mais elle devait être enchantée au contraire de cette séparation; mais elle devait me trouver souverainement sot, et son silence n'était pas même de la rancune; c'était du dédain.
J'aurais dû alors faire à Marguerite un cadeau qui ne lui laissât aucun doute sur ma générosité, et qui m'eût permis, la traitant comme une fille entretenue, de me croire quitte avec elle; mais j'eusse cru offenser par la moindre apparence de trafic, sinon l'amour qu'elle avait pour moi, du moins l'amour que j'avais pour elle, et puisque cet amour était si pur qu'il n'admettait pas le partage, il ne pouvait payer par un présent, si beau qu'il fût, le bonheur qu'on lui avait donné, si court qu'eût été ce bonheur.
Voilà ce que je me répétais la nuit, et ce qu'à chaque instant j'étais prêt à aller dire à Marguerite.
Quand le jour parut, je ne dormais pas encore, j'avais la fièvre; il m'était impossible de penser à autre chose qu'à Marguerite.
Comme vous le comprenez, il fallait prendre un parti décisif, et en finir avec la femme ou avec mes scrupules, si toutefois elle consentait encore à me recevoir.
Mais, vous le savez, on retarde toujours un parti décisif: aussi, ne pouvant rester chez moi, n'osant me présenter chez Marguerite, j'essayai un moyen de me rapprocher d'elle, moyen que mon amour-propre pourrait mettre sur le compte du hasard, dans le cas où il réussirait.
Il était neuf heures; je courus chez Prudence, qui me demanda à quoi elle devait cette visite matinale.
Je n'osai pas lui dire franchement ce qui m'amenait. Je lui répondis que j'étais sorti de bonne heure pour retenir une place à la diligence de C…, où demeurait mon père.
– Vous êtes bien heureux, me dit-elle, de pouvoir quitter Paris par ce beau temps-là.
Je regardai Prudence, me demandant si elle se moquait de moi.
Mais son visage était sérieux.
– Irez-vous dire adieu à Marguerite? reprit-elle toujours sérieusement.
– Non.
– Vous faites bien.
– Vous trouvez?
– Naturellement. Puisque vous avez rompu avec elle, à quoi bon la revoir?
– Vous savez donc notre rupture?
– Elle m'a montré votre lettre.
– Et que vous a-t-elle dit?
– Elle m'a dit: «Ma chère Prudence, votre protégé n'est pas poli: on pense ces lettres-là, mais on ne les écrit pas!»
– Et de quel ton vous a-t-elle dit cela?
– En riant et elle a ajouté: «Il a soupé deux fois chez moi, et il ne me fait même pas de visite de digestion.»
Voilà l'effet que ma lettre et mes jalousies avaient produit. Je fus cruellement humilié dans la vanité de mon amour.
– Et qu'a-t-elle fait hier au soir?
– Elle est allée à l'opéra.
– Je le sais. Et ensuite?
– Elle a soupé chez elle.
– Seule?
– Avec le comte de G…, je crois.
Ainsi ma rupture n'avait rien changé dans les habitudes de Marguerite.
C'est pour ces circonstances-là que certaines gens vous disent: «Il fallait ne plus penser à cette femme qui ne vous aimait pas.»
– Allons, je suis bien aise de voir que Marguerite ne se désole pas pour moi, repris-je avec un sourire forcé.
– Et elle a grandement raison. Vous avez fait ce que vous deviez faire, vous avez été plus raisonnable qu'elle, car cette fille-là vous aimait, elle ne faisait que parler de vous, et aurait été capable de quelque folie.