Je reconnus l'écriture de Marguerite.
Je pris la lettre.
L'adresse portait ces mots:
«à madame Duvernoy, pour remettre à M. Duval.»
– Cette lettre est pour moi, dis-je au portier, et je lui montrai l'adresse.
– C'est vous monsieur Duval? me répondit cet homme.
– Oui.
– Ah! je vous reconnais, vous venez souvent chez Madame Duvernoy.
Une fois dans la rue, je brisai le cachet de cette lettre.
La foudre fût tombée à mes pieds que je n'eusse pas été plus épouvanté que je le fus par cette lecture.
«À l'heure où vous lirez cette lettre, Armand, je serai déjà la maîtresse d'un autre homme. Tout est donc fini entre nous.
«Retournez auprès de votre père, mon ami, allez revoir votre sœur, jeune fille chaste, ignorante de toutes nos misères, et auprès de laquelle vous oublierez bien vite ce que vous aura fait souffrir cette fille perdue que l'on nomme Marguerite Gautier, que vous avez bien voulu aimer un instant, et qui vous doit les seuls moments heureux d'une vie qui, elle l'espère, ne sera pas longue maintenant.»
Quand j'eus lu le dernier mot, je crus que j'allais devenir fou.
Un moment j'eus réellement peur de tomber sur le pavé de la rue. Un nuage me passait sur les yeux, et le sang me battait dans les tempes.
Enfin je me remis un peu, je regardai autour de moi, tout étonné de voir la vie des autres se continuer sans s'arrêter à mon malheur.
Je n'étais pas assez fort pour supporter seul le coup que Marguerite me portait.
Alors je me souvins que mon père était dans la même ville que moi, que dans dix minutes je pourrais être auprès de lui, et que, quelle que fût la cause de ma douleur, il la partagerait.
Je courus comme un fou, comme un voleur, jusqu'à l'hôtel de Paris: je trouvai la clef sur la porte de l'appartement de mon père. J'entrai.
Il lisait.
Au peu d'étonnement qu'il montra en me voyant paraître, on eût dit qu'il m'attendait.
Je me précipitai dans ses bras sans lui dire un mot, je lui donnai la lettre de Marguerite, et, me laissant tomber devant son lit, je pleurai à chaudes larmes.
Chapitre XXIII
Quand toutes les choses de la vie eurent repris leur cours, je ne pus croire que le jour qui se levait ne serait pas semblable pour moi à ceux qui l'avaient précédé. Il y avait des moments où je me figurais qu'une circonstance, que je ne me rappelais pas, m'avait fait passer la nuit hors de chez Marguerite, mais que, si je retournais à Bougival, j'allais la retrouver inquiète, comme je l'avais été, et qu'elle me demanderait qui m'avait ainsi retenu loin d'elle.
Quand l'existence a contracté une habitude comme celle de cet amour, il semble impossible que cette habitude se rompe sans briser en même temps tous les autres ressorts de la vie.
J'étais donc forcé de temps en temps de relire la lettre de Marguerite, pour bien me convaincre que je n'avais pas rêvé.
Mon corps, succombant sous la secousse morale, était incapable d'un mouvement. L'inquiétude, la marche de la nuit, la nouvelle du matin m'avaient épuisé. Mon père profita de cette prostration totale de mes forces pour me demander la promesse formelle de partir avec lui.
Je promis tout ce qu'il voulut. J'étais incapable de soutenir une discussion, et j'avais besoin d'une affection réelle pour m'aider à vivre après ce qui venait de se passer.
J'étais trop heureux que mon père voulût bien me consoler d'un pareil chagrin.
Tout ce que je me rappelle, c'est que ce jour-là, vers cinq heures, il me fit monter avec lui dans une chaise de poste. Sans me rien dire, il avait fait préparer mes malles, les avait fait attacher avec les siennes derrière la voiture, et il m'emmenait.
Je ne sentis ce que je faisais que lorsque la ville eut disparu, et que la solitude de la route me rappela le vide de mon cœur.
Alors les larmes me reprirent.
Mon père avait compris que des paroles, même de lui, ne me consoleraient pas, et il me laissait pleurer sans me dire un mot, se contentant parfois de me serrer la main, comme pour me rappeler que j'avais un ami à côté de moi.
La nuit, je dormis un peu. Je rêvai de Marguerite.
Je me réveillai en sursaut, ne comprenant pas pourquoi j'étais dans une voiture.
Puis la réalité me revint à l'esprit et je laissai tomber ma tête sur ma poitrine.
Je n'osais entretenir mon père, je craignais toujours qu'il ne me dît:
«Tu vois que j'avais raison quand je niais l'amour de cette femme.»
Mais il n'abusa pas de son avantage, et nous arrivâmes à C… sans qu'il m'eût dit autre chose que des paroles complètement étrangères à l'événement qui m'avait fait partir.
Quand j'embrassai ma sœur, je me rappelai les mots de la lettre de Marguerite qui la concernaient, mais je compris tout de suite que, si bonne qu'elle fût, ma sœur serait insuffisante à me faire oublier ma maîtresse.
La chasse était ouverte, mon père pensa qu'elle serait une distraction pour moi. Il organisa donc des parties de chasse avec des voisins et des amis. J'y allai sans répugnance comme sans enthousiasme, avec cette sorte d'apathie qui était le caractère de toutes mes actions depuis mon départ.
Nous chassions au rabat. On me mettait à mon poste. Je posais mon fusil désarmé à côté de moi, et je rêvais.
Je regardais les nuages passer. Je laissais ma pensée errer dans les plaines solitaires, et de temps en temps je m'entendais appeler par quelque chasseur me montrant un lièvre à dix pas de moi.
Aucun de ces détails n'échappait à mon père, et il ne se laissait pas prendre à mon calme extérieur. Il comprenait bien que, si abattu qu'il fût, mon cœur aurait quelque jour une réaction terrible, dangereuse peut-être, et tout en évitant de paraître me consoler, il faisait son possible pour me distraire.
Ma sœur, naturellement, n'était pas dans la confidence de tous ces événements, elle ne s'expliquait donc pas pourquoi, moi, si gai autrefois, j'étais tout à coup devenu si rêveur et si triste.
Parfois, surpris au milieu de ma tristesse par le regard inquiet de mon père, je lui tendais la main et je serrais la sienne comme pour lui demander tacitement pardon du mal que, malgré moi, je lui faisais.
Un mois se passa ainsi, mais ce fut tout ce que je pus supporter.
Le souvenir de Marguerite me poursuivait sans cesse. J'avais trop aimé et j'aimais trop cette femme pour qu'elle pût me devenir indifférente tout à coup. Il fallait ou que je l'aimasse ou que je la haïsse. Il fallait surtout, quelque sentiment que j'eusse pour elle, que je la revisse, et cela tout de suite.
Ce désir entra dans mon esprit, et s'y fixa avec toute la violence de la volonté qui reparaît enfin dans un corps inerte depuis longtemps.
Ce n'était pas dans l'avenir, dans un mois, dans huit jours qu'il me fallait Marguerite, c'était le lendemain même du jour où j'en avais eu l'idée; et je vins dire à mon père que j'allais le quitter pour des affaires qui me rappelaient à Paris, mais que je reviendrais promptement.
Il devina sans doute le motif qui me faisait partir, car il insista pour que je restasse; mais, voyant que l'inexécution de ce désir, dans l'état irritable où j'étais, pourrait avoir des conséquences fatales pour moi, il m'embrassa, et me pria, presque avec des larmes, de revenir bientôt auprès de lui.