Je ne dormis pas avant d'être arrivé à Paris.
Une fois arrivé, qu'allais-je faire? Je l'ignorais; mais il fallait avant tout que je m'occupasse de Marguerite.
J'allai chez moi m'habiller, et comme il faisait beau, et qu'il en était encore temps, je me rendis aux Champs-élysées.
Au bout d'une demi-heure, je vis venir de loin, et du rond-point à la place de la Concorde, la voiture de Marguerite.
Elle avait racheté ses chevaux, car la voiture était telle qu'autrefois; seulement elle n'était pas dedans.
À peine avais-je remarqué cette absence, qu'en reportant les yeux autour de moi, je vis Marguerite qui descendait à pied, accompagnée d'une femme que je n'avais jamais vue auparavant.
En passant à côté de moi, elle pâlit, et un sourire nerveux crispa ses lèvres. Quant à moi un violent battement de cœur m'ébranla la poitrine; mais je parvins à donner une expression froide à mon visage, et je saluai froidement mon ancienne maîtresse, qui rejoignit presque aussitôt sa voiture, dans laquelle elle monta avec son amie.
Je connaissais Marguerite. Ma rencontre inattendue avait dû la bouleverser. Sans doute elle avait appris mon départ, qui l'avait tranquillisée sur la suite de notre rupture; mais me voyant revenir, et se trouvant face à face avec moi, pâle comme je l'étais, elle avait compris que mon retour avait un but, et elle devait se demander ce qui allait avoir lieu.
Si j'avais retrouvé Marguerite malheureuse, si, pour me venger d'elle, j'avais pu venir à son secours, je lui aurais peut-être pardonné, et n'aurais certainement pas songé à lui faire du mal; mais je la retrouvais heureuse, en apparence du moins; un autre lui avait rendu le luxe que je n'avais pu lui continuer; notre rupture, venue d'elle, prenait par conséquent le caractère du plus bas intérêt; j'étais humilié dans mon amour-propre comme dans mon amour, il fallait nécessairement qu'elle payât ce que j'avais souffert.
Je ne pouvais être indifférent à ce que faisait cette femme; par conséquent, ce qui devait lui faire le plus de mal, c'était mon indifférence; c'était donc ce sentiment-là qu'il fallait feindre, non seulement à ses yeux, mais aux yeux des autres.
J'essayai de me faire un visage souriant, et je me rendis chez Prudence.
La femme de chambre alla m'annoncer et me fit attendre quelques instants dans le salon.
Madame Duvernoy parut enfin, et m'introduisit dans son boudoir; au moment où je m'y asseyais, j'entendis ouvrir la porte du salon, et un pas léger fit crier le parquet, puis la porte du carré fut fermée violemment.
– Je vous dérange? demandai-je à Prudence.
– Pas du tout, Marguerite était là. Quand elle vous a entendu annoncer, elle s'est sauvée: c'est elle qui vient de sortir.
– Je lui fais donc peur maintenant?
– Non, mais elle craint qu'il ne vous soit désagréable de la revoir.
– Pourquoi donc? dis-je en faisant un effort pour respirer librement, car l'émotion m'étouffait; la pauvre fille m'a quitté pour ravoir sa voiture, ses meubles et ses diamants, elle a bien fait, et je ne dois pas lui en vouloir. Je l'ai rencontrée aujourd'hui, continuai-je négligemment.
– Où? fit Prudence, qui me regardait et semblait se demander si cet homme était bien celui qu'elle avait connu si amoureux.
– Aux Champs-élysées, elle était avec une autre femme fort jolie. Quelle est cette femme?
– Comment est-elle?
– Une blonde, mince, portant des anglaises; des yeux bleus, très élégante.
– Ah! c'est Olympe; une très jolie fille, en effet.
– Avec qui vit-elle?
– Avec personne, avec tout le monde.
– Et elle demeure?
– Rue Tronchet, numéro… Ah çà, vous voulez lui faire la cour?
– On ne sait pas ce qui peut arriver.
– Et Marguerite?
– Vous dire que je ne pense plus du tout à elle, ce serait mentir; mais je suis de ces hommes avec qui la façon de rompre fait beaucoup. Or, Marguerite m'a donné mon congé d'une façon si légère, que je me suis trouvé bien sot d'en avoir été amoureux comme je l'ai été, car j'ai été vraiment fort amoureux de cette fille.
Vous devinez avec quel ton j'essayais de dire ces choses-là: l'eau me coulait sur le front.
– Elle vous aimait bien, allez, et elle vous aime toujours: la preuve, c'est qu'après vous avoir rencontré aujourd'hui, elle est venue tout de suite me faire part de cette rencontre. Quand elle est arrivée, elle était toute tremblante, près de se trouver mal.
– Eh bien, que vous a-t-elle dit?
– Elle m'a dit: «Sans doute il viendra vous voir», et elle m'a priée d'implorer de vous son pardon.
– Je lui ai pardonné, vous pouvez le lui dire. C'est une bonne fille, mais c'est une fille; et ce qu'elle m'a fait, je devais m'y attendre. Je lui suis même reconnaissant de sa résolution, car aujourd'hui je me demande à quoi nous aurait menés mon idée de vivre tout à fait avec elle. C'était de la folie.
– Elle sera bien contente en apprenant que vous avez pris votre parti de la nécessité où elle se trouvait. Il était temps qu'elle vous quittât, mon cher. Le gredin d'homme d'affaires à qui elle avait proposé de vendre son mobilier avait été trouver ses créanciers pour leur demander combien elle leur devait; ceux-ci avaient eu peur, et l'on allait vendre dans deux jours.
– Et maintenant, c'est payé?
– À peu près.
– Et qui a fait les fonds?
– Le comte de N… Ah! mon cher! il y a des hommes faits exprès pour cela. Bref, il a donné vingt mille francs; mais il en est arrivé à ses fins. Il sait bien que Marguerite n'est pas amoureuse de lui, ce qui ne l'empêche pas d'être très gentil pour elle. Vous avez vu, il lui a racheté ses chevaux, il lui a retiré ses bijoux et lui donne autant d'argent que le duc lui en donnait; si elle veut vivre tranquillement, cet homme-là restera longtemps avec elle.
– Et que fait-elle? Habite-t-elle tout à fait Paris?
– Elle n'a jamais voulu retourner à Bougival depuis que vous êtes parti. C'est moi qui suis allée y chercher toutes ses affaires, et même les vôtres, dont j'ai fait un paquet que vous ferez prendre ici. Il y a tout, excepté un petit portefeuille avec votre chiffre. Marguerite a voulu le prendre et l'a chez elle. Si vous y tenez, je le lui redemanderai.
– Qu'elle le garde, balbutiai-je, car je sentais les larmes monter de mon cœur à mes yeux au souvenir de ce village où j'avais été si heureux, et à l'idée que Marguerite tenait à garder une chose qui venait de moi et me rappelait à elle.
Si elle était entrée à ce moment, mes résolutions de vengeance auraient disparu et je serais tombé à ses pieds.
– Du reste, reprit Prudence, je ne l'ai jamais vue comme elle est maintenant: elle ne dort presque plus, elle court les bals, elle soupe, elle se grise même. Dernièrement, après un souper, elle est restée huit jours au lit; et quand le médecin lui a permis de se lever, elle a recommencé, au risque d'en mourir. Irez-vous la voir?
– À quoi bon? Je suis venu vous voir, vous, parce que vous avez été toujours charmante pour moi, et que je vous connaissais avant de connaître Marguerite. C'est à vous que je dois d'avoir été son amant, comme c'est à vous que je dois de ne plus l'être, n'est-ce pas?