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«Vous êtes jeune, vous êtes belle, la vie vous consolera; vous êtes noble, et le souvenir d'une bonne action rachètera pour vous bien des choses passées. Depuis six mois qu'il vous connaît, Armand m'oublie. Quatre fois je lui ai écrit sans qu'il songeât une fois à me répondre. J'aurais pu mourir sans qu'il le sût!

«Quelle que soit votre résolution de vivre autrement que vous n'avez vécu, Armand qui vous aime ne consentira pas à la réclusion à laquelle sa modeste position vous condamnerait, et qui n'est pas faite pour votre beauté. Qui sait ce qu'il ferait alors! Il a joué, je l'ai su; sans vous en rien dire, je le sais encore; mais, dans un moment d'ivresse, il eût pu perdre une partie de ce que j'amasse, depuis bien des années, pour la dot de ma fille, pour lui, et pour la tranquillité de mes vieux jours. Ce qui eût pu arriver peut arriver encore.

«Êtes-vous sûre, en outre, que la vie que vous quitteriez pour lui ne vous attirerait pas de nouveau? Êtes-vous sûre, vous qui l'avez aimé, de n'en point aimer un autre? Ne souffrirez-vous pas enfin des entraves que votre liaison mettra dans la vie de votre amant, et dont vous ne pourrez peut-être pas le consoler, si, avec l'âge, des idées d'ambition succèdent à des rêves d'amour? Réfléchissez à tout cela, madame: vous aimez Armand, prouvez-le-lui par le seul moyen qui vous reste de le lui prouver encore: en faisant à son avenir le sacrifice de votre amour. Aucun malheur n'est encore arrivé, mais il en arriverait, et peut-être de plus grands que ceux que je prévois. Armand peut devenir jaloux d'un homme qui vous a aimée; il peut le provoquer, il peut se battre, il peut être tué enfin, et songez à ce que vous souffririez devant ce père qui vous demanderait compte de la vie de son fils.

«Enfin, mon enfant, sachez tout, car je ne vous ai pas tout dit, sachez donc ce qui m'amenait à Paris. J'ai une fille, je viens de vous le dire, jeune, belle, pure comme un ange. Elle aime, et elle aussi elle a fait de cet amour le rêve de sa vie. J'avais écrit tout cela à Armand, mais tout occupé de vous, il ne m'a pas répondu. Eh bien, ma fille va se marier. Elle épouse l'homme qu'elle aime, elle entre dans une famille honorable qui veut que tout soit honorable dans la mienne. La famille de l'homme qui doit devenir mon gendre a appris comment Armand vit à Paris, et m'a déclaré reprendre sa parole si Armand continue cette vie. L'avenir d'une enfant qui ne vous a rien fait, et qui a le droit de compter sur l'avenir, est entre vos mains.

«Avez-vous le droit et vous sentez-vous la force de le briser? Au nom de votre amour et de votre repentir, Marguerite, accordez-moi le bonheur de ma fille.

«Je pleurais silencieusement, mon ami, devant toutes ces réflexions que j'avais faites bien souvent, et qui, dans la bouche de votre père, acquéraient encore une plus sérieuse réalité. Je me disais tout ce que votre père n'osait pas me dire, et ce qui vingt fois lui était venu sur les lèvres: que je n'étais après tout qu'une fille entretenue, et que quelque raison que je donnasse à notre liaison, elle aurait toujours l'air d'un calcul; que ma vie passée ne me laissait aucun droit de rêver un pareil avenir, et que j'acceptais des responsabilités auxquelles mes habitudes et ma réputation ne donnaient aucune garantie. Enfin, je vous aimais, Armand. La manière paternelle dont me parlait M. Duval, les chastes sentiments qu'il évoquait en moi, l'estime de ce vieillard loyal que j'allais conquérir, la vôtre que j'étais sûre d'avoir plus tard, tout cela éveillait en mon cœur de nobles pensées qui me relevaient à mes propres yeux, et faisaient parler de saintes vanités, inconnues jusqu'alors. Quand je songeais qu'un jour ce vieillard, qui m'implorait pour l'avenir de son fils, dirait à sa fille de mêler mon nom à ses prières, comme le nom d'une mystérieuse amie, je me transformais et j'étais fière de moi.

«L'exaltation du moment exagérait peut-être la vérité de ces impressions; mais voilà ce que j'éprouvais, ami, et ces sentiments nouveaux faisaient taire les conseils que me donnait le souvenir des jours heureux passés avec vous.»

«- C'est bien, monsieur, dis-je à votre père en essuyant mes larmes. Croyez-vous que j'aime votre fils?

«- Oui, me dit M. Duval.

«- D'un amour désintéressé?

«- Oui.

«- Croyez-vous que j'avais fait de cet amour l'espoir, le rêve et le pardon de ma vie?

«- Fermement.

«- Eh bien, monsieur, embrassez-moi une fois comme vous embrasseriez votre fille, et je vous jure que ce baiser, le seul vraiment chaste que j'aie reçu, me fera forte contre mon amour, et qu'avant huit jours votre fils sera retourné auprès de vous, peut-être malheureux pour quelque temps, mais guéri pour jamais.

«- Vous êtes une noble fille, répliqua votre père en m'embrassant sur le front, et vous tentez une chose dont Dieu vous tiendra compte; mais je crains bien que vous n'obteniez rien de mon fils.

«- Oh! soyez tranquille, monsieur, il me haïra.

«Il fallait entre nous une barrière infranchissable, pour l'un comme pour l'autre.

«J'écrivis à Prudence que j'acceptais les propositions de M. le comte de N…, et qu'elle allât lui dire que je souperais avec elle et lui.

«Je cachetai la lettre, et sans lui dire ce qu'elle renfermait, je priai votre père de la faire remettre à son adresse en arrivant à Paris.

«Il me demanda néanmoins ce qu'elle contenait.

«- C'est le bonheur de votre fils, lui répondis-je.

«Votre père m'embrassa une dernière fois. Je sentis sur mon front deux larmes de reconnaissance qui furent comme le baptême de mes fautes d'autrefois, et au moment où je venais de consentir à me livrer à un autre homme, je rayonnai d'orgueil en songeant à ce que je rachetais par cette nouvelle faute.

«C'était bien naturel, Armand; vous m'aviez dit que votre père était le plus honnête homme que l'on pût rencontrer.

«M. Duval remonta en voiture et partit.

«Cependant j'étais femme, et quand je vous revis, je ne pus m'empêcher de pleurer, mais je ne faiblis pas.

«Ai-je bien fait? Voilà ce que je me demande aujourd'hui que j'entre malade dans un lit que je ne quitterai peut-être que morte.

«Vous avez été témoin de ce que j'éprouvais à mesure que l'heure de notre inévitable séparation approchait; votre père n'était plus là pour me soutenir, et il y eut un moment où je fus bien près de tout vous avouer, tant j'étais épouvantée de l'idée que vous alliez me haïr et me mépriser.

«Une chose que vous ne croirez peut-être pas, Armand, c'est que je priai Dieu de me donner de la force, et ce qui prouve qu'il acceptait mon sacrifice, c'est qu'il me donna cette force que j'implorais.

«À ce souper, j'eus besoin d'aide encore, car je ne voulais pas savoir ce que j'allais faire, tant je craignais que le courage ne me manquât!

«Qui m'eût dit, à moi, Marguerite Gautier, que je souffrirais tant à la seule pensée d'un nouvel amant?

«Je bus pour oublier, et quand je me réveillai le lendemain, j'étais dans le lit du comte.

«Voilà la vérité tout entière, ami, jugez et pardonnez-moi, comme je vous ai pardonné tout le mal que vous m'avez fait depuis ce jour.»