«Mais je vous ennuie sans doute avec mes histoires et ce n'est pas pour les écouter que vous voilà ici. On m'a dit de vous amener à la tombe de mademoiselle Gautier, vous y voilà; puis-je vous être bon encore à quelque chose?
– Savez-vous l'adresse de M. Armand Duval? demandai-je à cet homme.
– Oui, il demeure rue de… c'est là du moins que je suis allé toucher le prix de toutes les fleurs que vous voyez.
– Merci, mon ami.
Je jetai un dernier regard sur cette tombe fleurie, dont malgré moi j'eusse voulu sonder les profondeurs pour voir ce que la terre avait fait de la belle créature qu'on lui avait jetée, et je m'éloignai tout triste.
– Est-ce que monsieur veut voir M. Duval? reprit le jardinier qui marchait à côté de moi.
– Oui.
– C'est que je suis bien sûr qu'il n'est pas encore de retour, sans quoi je l'aurais déjà vu ici.
– Vous êtes donc convaincu qu'il n'a pas oublié Marguerite?
– Non seulement j'en suis convaincu, mais je parierais que son désir de la changer de tombe n'est que le désir de la revoir.
– Comment cela?
– Le premier mot qu'il m'a dit en venant au cimetière a été: «Comment faire pour la voir encore?» Cela ne pouvait avoir lieu que par le changement de tombe, et je l'ai renseigné sur toutes les formalités à remplir pour obtenir ce changement, car vous savez que pour transférer les morts d'un tombeau dans un autre, il faut les reconnaître, et la famille seule peut autoriser cette opération, à laquelle doit présider un commissaire de police. C'est pour avoir cette autorisation que M. Duval est allé chez la sœur de mademoiselle Gautier, et sa première visite sera évidemment pour nous.
Nous étions arrivés à la porte du cimetière; je remerciai de nouveau le jardinier en lui mettant quelques pièces de monnaie dans la main et je me rendis à l'adresse qu'il m'avait donnée.
Armand n'était pas de retour.
Je laissai un mot chez lui, le priant de me venir voir dès son arrivée, ou de me faire dire où je pourrais le trouver.
Le lendemain, au matin, je reçus une lettre de Duval, qui m'informait de son retour, et me priait de passer chez lui, ajoutant qu'épuisé de fatigue, il lui était impossible de sortir.
Chapitre VI
Je trouvai Armand dans son lit.
En me voyant, il me tendit sa main brûlante.
– Vous avez la fièvre, lui dis-je.
– Ce ne sera rien, la fatigue d'un voyage rapide, voilà tout.
– Vous venez de chez la sœur de Marguerite?
– Oui, qui vous l'a dit?
– Je le sais, et vous avez obtenu ce que vous vouliez?
– Oui encore; mais qui vous a informé du voyage et du but que j'avais en le faisant?
– Le jardinier du cimetière.
– Vous avez vu la tombe?
C'est à peine si j'osais répondre, car le ton de cette phrase me prouvait que celui qui me l'avait dite était toujours en proie à l'émotion dont j'avais été le témoin, et que chaque fois que sa pensée ou la parole d'un autre le reporterait sur ce douloureux sujet, pendant longtemps encore cette émotion trahirait sa volonté.
Je me contentai donc de répondre par un signe de tête.
– Il en a eu bien soin? continua Armand.
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues du malade qui détourna la tête pour me les cacher. J'eus l'air de ne pas les voir et j'essayai de changer la conversation.
– Voilà trois semaines que vous êtes parti? lui dis-je.
Armand passa la main sur ses yeux et me répondit:
– Trois semaines juste.
– Votre voyage a été long.
– Oh! je n'ai pas toujours voyagé, j'ai été malade quinze jours, sans quoi je fusse revenu depuis longtemps; mais, à peine arrivé là-bas, la fièvre m'a pris, et j'ai été forcé de garder la chambre.
– Et vous êtes reparti sans être bien guéri?
– Si j'étais resté huit jours de plus dans ce pays, j'y serais mort.
– Mais maintenant que vous voilà de retour, il faut vous soigner; vos amis viendront vous voir. Moi, tout le premier, si vous me le permettez.
– Dans deux heures je me lèverai.
– Quelle imprudence!
– Il le faut.
– Qu'avez-vous donc à faire de si pressé?
– Il faut que j'aille chez le commissaire de police.
– Pourquoi ne chargez-vous pas quelqu'un de cette mission qui peut vous rendre plus malade encore?
– C'est la seule chose qui puisse me guérir. Il faut que je la voie. Depuis que j'ai appris sa mort, et surtout depuis que j'ai vu sa tombe, je ne dors plus. Je ne peux pas me figurer que cette femme que j'ai quittée si jeune et si belle est morte. Il faut que je m'en assure par moi-même. Il faut que je voie ce que Dieu a fait de cet être que j'ai tant aimé, et peut-être le dégoût du spectacle remplacera-t-il le désespoir du souvenir; vous m'accompagnerez, n'est-ce pas… si cela ne vous ennuie pas trop?
– Que vous a dit sa sœur?
– Rien. Elle a paru fort étonnée qu'un étranger voulût acheter un terrain et faire faire une tombe à Marguerite, et elle m'a signé tout de suite l'autorisation que je lui demandais.
– Croyez-moi, attendez pour cette translation que vous soyez bien guéri.
– Oh! Je serai fort, soyez tranquille. D'ailleurs je deviendrais fou, si je n'en finissais au plus vite avec cette résolution dont l'accomplissement est devenu un besoin de ma douleur. Je vous jure que je ne puis être calme que lorsque j'aurai vu Marguerite. C'est peut-être une soif de la fièvre qui me brûle, un rêve de mes insomnies, un résultat de mon délire; mais dussé-je me faire trappiste, comme M. de Rancé, après avoir vu, je verrai.
– Je comprends cela, dis-je à Armand, et je suis tout à vous; avez-vous vu Julie Duprat?
– Oui. Oh! je l'ai vue le jour même de mon premier retour.
– Vous a-t-elle remis les papiers que Marguerite lui avait laissés pour vous?
– Les voici.
Armand tira un rouleau de dessous son oreiller, et l'y replaça immédiatement.
– Je sais par cœur ce que ces papiers renferment, me dit-il. Depuis trois semaines je les ai relus dix fois par jour. Vous les lirez aussi, mais plus tard, quand je serai plus calme et quand je pourrai vous faire comprendre tout ce que cette confession révèle de cœur et d'amour. Pour le moment, j'ai un service à réclamer de vous.
– Lequel?
– Vous avez une voiture en bas?
– Oui.
– Eh bien, voulez-vous prendre mon passeport et aller demander à la poste restante s'il y a des lettres pour moi? Mon père et ma sœur ont dû m'écrire à Paris, et je suis parti avec une telle précipitation que je n'ai pas pris le temps de m'en informer avant mon départ. Lorsque vous reviendrez, nous irons ensemble prévenir le commissaire de police de la cérémonie de demain.