– Non pas! s'écria Gorenflot, un sermon à table, où as-tu vu cela, maître fou, à la cour du roi ton maître?
– On prononce de fort beaux discours à la cour du roi Henri, que Dieu conserve! dit Chicot en levant son feutre.
– Et sur quoi roulent ces discours? demanda Gorenflot.
– Sur la vertu, dit Chicot.
– Ah! oui, s'écria le moine en se renversant sur sa chaise, avec cela que voilà encore un gaillard bien vertueux que ton roi Henri III!
– Je ne sais s'il est vertueux ou non, reprit le Gascon; mais ce que je sais, c'est que je n'ai jamais rien vu dont j'aie eu à rougir.
– Je le crois mordieu bien! dit le moine; il y a longtemps que tu ne rougis plus, maître paillard!
– Oh! fit Chicot, paillard! moi, l'abstinence en personne, la continence en chair et en os! moi qui suis de toutes les processions, de tous les jeûnes!
– Oui, de ton Sardanapale, de ton Nabuchodonosor, de ton Hérodes! Processions intéressées, jeûnes calculés. Heureusement on commence à le savoir par cœur, ton roi Henri III, que le diable emporte!
Et Gorenflot, en place du discours refusé, entonna à pleine gorge la chanson suivante:
Le roi, pour avoir de l'argent,
A fait le pauvre et l'indigent
Et l'hypocrite;
Le grand pardon il a gagné;
Au pain, à l'eau il a jeûné
Comme un ermite;
Mais Paris, qui le connaît bien,
Ne lui voudra plus prêter rien
A sa requête;
Car il a déjà tant prêté,
Qu'il a de lui dire arrêté.
– Allez en quête.
– Bravo! cria Chicot, bravo!
Puis, tout bas:
– Bon, ajouta-t-il, puisqu'il chante, il parlera.
En ce moment, maître Bonhomet entra, tenant d'une main la fameuse omelette, et de l'autre deux nouvelles bouteilles.
– Apporte, apporte! cria le moine, dont les yeux étincelèrent et dont un large sourire découvrit les trente-deux dents.
– Mais, notre ami, dit Chicot, il me semble que vous avez un discours à prononcer.
– Le discours est là, dit le moine en frappant son front, que commençait à envahir l'ardente enluminure de ses joues.
– À neuf heures et demie, dit Chicot.
– Je mentais, dit le moine, omnis homo mendax, confiteor.
– Et pour quelle heure était-ce donc véritablement?
– Pour dix heures.
– Pour dix heures? Je croyais que l'abbaye fermait à neuf.
– Qu'elle ferme, dit Gorenflot en regardant la chandelle à travers le bloc de rubis contenu dans son verre; qu'elle ferme! j'en ai la clef.
– La clef de l'abbaye! s'écria Chicot, vous avez la clef de l'abbaye?
– Là, dans ma poche, dit Gorenflot en frappant sur son froc, là.
– Impossible, dit Chicot, je connais les règles monastiques, j'ai été en pénitence dans trois couvents. On ne confie pas la clef de l'abbaye à un simple frère.
– La voilà, dit Gorenflot en se renversant sur sa chaise et en montrant avec jubilation une pièce de monnaie à Chicot.
– Tiens! de l'argent, fit Chicot. Ah! je comprends. Vous corrompez le frère portier pour rentrer aux heures qui vous plaisent, malheureux pécheur!
Gorenflot fendit sa bouche jusqu'aux oreilles avec ce béat et gracieux sourire de l'homme ivre.
– Sufficit, balbutia-t-il.
Et il s'apprêtait à remettre la pièce d'argent dans sa poche.
– Attendez donc, attendez donc, dit Chicot. Tiens! la drôle de monnaie!
– À l'effigie de l'hérétique, dit Gorenflot. Aussi, trouée à l'endroit du cœur.
– En effet, dit Chicot, c'est un teston frappé par le roi de Béarn, et voilà effectivement un trou.
– Un coup de poignard, dit Gorenflot; mort à l'hérétique! Celui qui tuera l'hérétique est béatifié d'avance, et je lui donne ma part du paradis.
– Ah! ah! fit Chicot, voici les choses qui commencent à se dessiner; mais le malheureux n'est pas encore assez ivre.
Et il remplit de nouveau le verre du moine.
– Oui, dit le Gascon, mort à l'hérétique, et vive la messe!
– Vive la messe! dit Gorenflot en ingurgitant le verre d'un seul trait, vive la messe!
– Ainsi, dit Chicot, qui, en voyant le teston au fond de la large main de son convive, se rappelait le frère portier examinant les mains de tous les moines qu'il avait vus abonder sous le porche de l'abbaye, ainsi vous montrez cette pièce de monnaie au frère portier… et…
– Et j'entre, dit Gorenflot.
– Sans difficulté?
– Comme ce verre de vin entre dans mon estomac.
Et le moine absorba une nouvelle dose du généreux liquide.
– Peste! dit Chicot, si la comparaison est juste, vous devez entrer sans toucher les bords.
– C'est-à-dire, balbutia Gorenflot ivre mort, c'est-à-dire que pour frère Gorenflot on ouvre les deux battants.
– Et vous prononcez votre discours?
– Et je prononce mon discours, dit le moine. Voilà comme ça se pratique: j'arrive, tu entends bien, Chicot, j'arrive…
– Je crois bien que j'entends! je suis tout oreilles.
– J'arrive donc, comme je le disais. L'assemblée est nombreuse et choisie: il y a des barons; il y a des comtes; il y a des ducs.
– Et même des princes?
– Et même des princes, répéta le moine; tu l'as dit, des princes, rien que cela. J'entre humblement parmi les fidèles de l'Union.
– Les fidèles de l'Union, répéta à son tour Chicot, qu'est-ce que cette fidélité-là?
– J'entre parmi les frères de l'Union; on appelle frère Gorenflot, et je m'avance.
À ces mots, le moine se leva.
– C'est cela, dit Chicot, avancez.
– Et je m'avance, reprit Gorenflot essayant de joindre l'exécution à la parole.
Mais, à peine eut-il fait un pas, qu'il trébucha à l'angle de la table et roula sur le parquet.
– Bravo! cria le Gascon en le relevant et en le rasseyant sur une chaise, vous vous avancez, vous saluez l'auditoire et vous dites:
– Non, je ne dis pas, ce sont les amis qui disent.
– Et que disent les amis?
– Les amis disent: Frère Gorenflot! le discours de frère Gorenflot, hein? beau nom de ligueur, frère Gorenflot!