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– Oh! si j'étais à jeun! fit Gorenflot avec un mouvement de colère.

– Tu me battrais, n'est-ce pas, ingrat? moi, ton ami?

– Vous, mon ami, monsieur Chicot! et vous m'assommez.

– Qui aime bien châtie bien.

– Arrachez-moi donc la vie tout de suite! s'écria Gorenflot.

– Je le devrais.

– Oh! si j'étais à jeun! répéta le moine avec un profond gémissement.

– Tu l'as déjà dit.

Et Chicot redoubla de preuves d'amitié envers le pauvre génovéfain, qui se mit à beugler de toutes ses forces.

– Allons, après le bœuf voici le veau, dit le Gascon. Çà, maintenant, qu'on se cramponne à Panurge et qu'on aille se coucher gentiment à la Corne d'Abondance.

– Je ne vois plus mon chemin, dit le moine, des yeux duquel coulaient de grosses larmes.

– Ah! dit Chicot, si tu pleurais le vin que tu as bu, cela au moins te dégriserait peut-être. Mais non, il va falloir encore que je te serve de guide.

Et Chicot se mit à tirer l'âne par la bride, tandis que le moine, se cramponnant des deux mains à la blatrière, faisait tous ses efforts pour conserver son centre de gravité.

Ils traversèrent ainsi le pont aux Meuniers, la rue Saint-Barthélemy, le Petit-Pont, et remontèrent la rue Saint-Jacques, le moine toujours pleurant, le Gascon toujours tirant.

Deux garçons, aides de maître Bonhomet, descendirent, sur l'ordre de Chicot, le moine de son âne, et le conduisirent dans le cabinet que nos lecteurs connaissent déjà.

– C'est fait, dit maître Bonhomet en revenant.

– Il est couché? demanda Chicot.

– Il ronfle.

– À merveille! mais, comme il se réveillera un jour ou l'autre, rappelez-vous que je ne veux point qu'il sache comment il est revenu ici, pas un mot d'explication, il ne serait même pas mal qu'il crût n'en être pas sorti depuis la fameuse nuit où il a fait un si grand esclandre dans son couvent, et qu'il prit pour un rêve ce qui lui est arrivé dans l'intervalle.

– Il suffit, seigneur Chicot, répondit l'hôtelier; mais que lui est-il donc arrivé à ce pauvre moine?

– Un grand malheur; il paraît qu'à Lyon il s'est pris de querelle avec un envoyé de M. de Mayenne, et qu'il l'a tué.

– Oh! mon Dieu!… s'écria l'hôte, de sorte que…

– De sorte que M. de Mayenne a juré, à ce qu'il paraît, qu'il le ferait rouer vif ou qu'il y perdrait son nom, répondit Chicot.

– Soyez tranquille, dit Bonhomet, sous aucun prétexte il ne sortira d'ici.

– À la bonne heure; et maintenant, continua le Gascon rassuré sur Gorenflot, il faut absolument que je retrouve mon duc d'Anjou, cherchons.

Et il prit sa course vers l'hôtel de Sa Majesté François III.

XVII Le prince et l'ami.

Comme on l'a vu, Chicot avait vainement cherché le duc d'Anjou par les rues de Paris pendant la soirée de la Ligue.

Le duc de Guise, on se le rappelle, avait invité le prince à sortir: cette invitation avait inquiété l'ombrageuse altesse. François avait réfléchi, et, après réflexion, François dépassait le serpent en prudence.

Cependant, comme son intérêt à lui-même exigeait qu'il vît de ses propres yeux ce qui devait se passer ce soir-là, il se décida à accepter l'invitation, mais il prit en même temps la résolution de ne mettre le pied hors de son palais que bien et dûment accompagné.

De même que tout homme qui craint appelle une arme favorite à son secours, le duc alla chercher son épée, qui était Bussy d'Amboise.

– Pour que le duc se décidât à cette démarche, il fallait que la peur le talonnât bien fort. Depuis sa déception à l'endroit de M. de Monsoreau, Bussy boudait, et François s'avouait à lui-même qu'à la place de Bussy, et en supposant qu'en prenant sa place il eût en même temps pris son courage, il aurait témoigné plus que du dépit au prince qui l'eût trahi d'une si cruelle façon.

Au reste, Bussy, comme toutes les natures d'élite, sentait plus vivement la douleur que le plaisir: il est rare qu'un homme intrépide au danger, froid et calme en face du fer et du feu, ne succombe pas plus facilement qu'un lâche aux émotions d'une contrariété. Ceux que les femmes font pleurer le plus facilement, ce sont les hommes qui se font le plus craindre des hommes.

Bussy dormait, pour ainsi dire, dans sa douleur: il avait vu Diane reçue à la cour, reconnue comme comtesse de Monsoreau, admise par la reine Louise au rang de ses dames d'honneur; il avait vu mille regards curieux dévorer cette beauté sans rivale, qu'il avait pour ainsi dire découverte et tirée du tombeau où elle était ensevelie. Il avait, pendant toute une soirée, attaché ses yeux ardents sur la jeune femme qui ne levait point ses yeux appesantis; et, dans tout l'éclat de cette fête, Bussy, injuste comme tout homme qui aime véritablement, Bussy, oubliant le passé et détruisant lui-même dans son esprit tous les fantômes de bonheur que le passé y avait fait naître, Bussy ne s'était pas demandé combien Diane devait souffrir de tenir ainsi ses yeux baissés, elle qui pouvait, en face d'elle, apercevoir un visage voilé par une tristesse sympathique, au milieu de toutes ces figures indifférentes ou sottement curieuses.

– Oh! se dit Bussy à lui-même, en voyant qu'il attendait inutilement un regard, les femmes n'ont d'adresse et d'audace que lorsqu'il s'agit de tromper un tuteur, un époux ou une mère; elles sont gauches, elles sont lâches, lorsqu'il s'agit de payer une dette de simple reconnaissance; elles ont tellement peur de paraître aimer, elles attachent un prix si exagéré à leur moindre faveur, que, pour désespérer celui qui prétend à elles, elles ne regardent point, quand tel est leur caprice, à lui briser le cœur. Diane pouvait me dire franchement: «Merci de ce que vous avez fait pour moi, monsieur de Bussy, mais je ne vous aime pas.» J'eusse été tué du coup, ou j'en eusse guéri. Mais non! elle me préfère, me laisse l'aimer inutilement; mais elle n'y a rien gagné, car je ne l'aime plus, je la méprise.

Et il s'éloigna du cercle royal, la rage dans le cœur.

En ce moment, ce n'était plus cette noble figure que toutes les femmes regardaient avec amour et tous les hommes avec terreur: c'était un front terni, un œil faux, un sourire oblique.

Bussy, en sortant, se vit passer dans un grand miroir de Venise et se trouva lui-même insupportable à voir.

– Mais je suis fou, dit-il; comment, pour une personne qui me dédaigne, je me rendrais odieux à cent qui me recherchent! Mais pourquoi me dédaigne-t-elle, ou plutôt pour qui?

Est-ce pour ce long squelette à face livide, qui, toujours planté à dix pas d'elle, la couve sans cesse de son jaloux regard… et qui, lui aussi, feint de ne pas me voir? Et dire cependant que, si je le voulais, dans un quart d'heure, je le tiendrais muet et glacé sous mon genou avec dix pouces de mon épée dans le cœur; dire que, si je le voulais, je pourrais jeter sur cette robe blanche le sang de celui qui y a cousu ces fleurs; dire que, si je le voulais, ne pouvant être aimé, je serais au moins terrible et haï!

Oh! sa haine! sa haine! plutôt que son indifférence.

Oui, mais ce serait banal et mesquin: c'est ce que feraient un Quélus et un Maugiron, si un Quélus et un Maugiron savaient aimer. Mieux vaut ressembler à ce héros de Plutarque que j'ai tant admiré, à ce jeune Antiochus mourant d'amour, sans risquer un aveu, sans proférer une plainte. Oui, je me tairai! Oui, moi qui ai lutté corps à corps avec tous les hommes effrayants de ce siècle; moi qui ai vu Crillon, le brave Crillon lui-même, désarmé devant moi, et qui ai tenu sa vie à ma merci. Oui, j'éteindrai ma douleur et l'étoufferai dans mon âme, comme a fait Hercule du géant Antée, sans lui laisser toucher une seule fois du pied l'Espérance, sa mère. Non, rien ne m'est impossible à moi, Bussy, que, comme Crillon, on a surnommé le brave, et tout ce que les héros ont fait, je le ferai.