– Oh! madame de Saint-Luc, c'est autre chose.
– Elle est à l'hôtel?
– Oui.
– Prévenez donc madame de Saint-Luc que je serais charmé si j'obtenais d'elle la permission de lui présenter mes respects.
Cinq minutes après, le messager revint dire que madame de Saint-Luc recevrait avec grand plaisir M. de Bussy.
Bussy descendit de ses coussins de velours et monta le grand escalier; Jeanne de Cossé était venue au-devant du jeune homme jusqu'au milieu de la salle d'honneur. Elle était fort pâle, et ses cheveux, noirs comme l'aile du corbeau, donnaient à cette pâleur le ton de l'ivoire jauni; ses yeux étaient rouges d'une douloureuse insomnie, et l'on eût suivi sur sa joue le sillon argenté d'une larme récente. Bussy, que cette pâleur avait d'abord fait sourire et qui préparait un compliment de circonstance à ces yeux battus, s'arrêta dans son improvisation à ces symptômes de véritable douleur.
– Soyez le bienvenu, monsieur de Bussy, dit la jeune femme, malgré toute la crainte que votre présence me fait éprouver.
– Que voulez-vous dire, madame? demanda Bussy, et comment ma personne peut-elle vous annoncer un malheur?
– Ah! il y a eu rencontre cette nuit, entre vous et M. de Saint-Luc, cette nuit, n'est-ce pas? avouez-le.
– Entre moi et M. de Saint-Luc? répéta Bussy étonné.
– Oui, il m'a éloignée pour vous parler. Vous êtes au duc d'Anjou, il est au roi. Vous avez eu querelle. Ne me cachez rien, monsieur de Bussy, je vous en supplie. Vous devez comprendre mon inquiétude. Il est parti avec le roi, c'est vrai; mais on se retrouve, on se rejoint. Confessez-moi la vérité. Qu'est-il arrivé à M. de Saint-Luc?
– Madame, dit Bussy, voilà, en vérité, qui est merveilleux. Je m'attendais à ce que vous me demandassiez des nouvelles de ma blessure, et c'est moi que l'on interroge.
– M. de Saint-Luc vous a blessé, il s'est battu! s'écria Jeanne. Ah! vous voyez bien…
– Mais non, madame, il ne s'est pas battu le moins du monde, avec moi du moins, ce cher Saint-Luc, et, Dieu merci! ce n'est point de sa main que je suis blessé. Il y a même plus, c'est qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour que je ne le fusse pas. Mais, d'ailleurs, lui-même a dû vous dire que nous étions maintenant comme Damon et Pythias!
– Lui! comment me l'aurait-il dit, puisque je ne l'ai pas revu?
– Vous ne l'avez pas revu? Ce que me disait votre concierge était donc vrai?
– Que vous disait-il?
– Que M. de Saint-Luc n'était pas rentré depuis hier onze heures. Depuis hier onze heures, vous n'avez pas revu votre mari?
– Hélas! non.
– Mais où peut-il être?
– Je vous le demande.
– Oh! pardieu, contez-moi donc cela, madame, dit Bussy, qui se doutait de ce qui était arrivé, c'est fort drôle.
La pauvre femme regarda Bussy avec le plus grand étonnement.
– Non! c'est fort triste, voulais-je dire, reprit Bussy. J'ai perdu beaucoup de sang, de sorte que je ne jouis pas de toutes mes facultés. Dites-moi cette lamentable histoire, madame, dites.
Et Jeanne raconta tout ce qu'elle savait, c'est à dire l'ordre donné par Henri III à Saint-Luc de l'accompagner, la fermeture des portes du Louvre, et la réponse des gardes, à laquelle, en effet, aucun retour n'avait succédé.
– Ah! fort bien, dit Bussy, je comprends.
– Comment! Vous comprenez? demanda Jeanne.
– Oui: Sa Majesté a emmené Saint-Luc au Louvre, et, une fois entré, Saint-Luc n'a pas pu en sortir.
– Et pourquoi Saint-Luc n'a-t-il pas pu en sortir?
– Ah! dame! dit Bussy embarrassé, vous me demandez de dévoiler les secrets d'État.
– Mais enfin, dit la jeune femme, j'y suis allée, au Louvre, mon père aussi.
– Eh bien?
– Eh bien, les gardes nous ont répondu qu'ils ne savaient ce que nous voulions dire, et que M. de Saint-Luc devait être rentré au logis.
– Raison de plus pour que M. de Saint-Luc soit au Louvre, dit Bussy.
– Vous croyez?
– J'en suis sûr, et si vous voulez vous en assurer de votre côté…
– Comment?
– Par vous-même.
– Le puis-je donc?
– Certainement.
– Mais j'aurais beau me présenter au palais, on me renverra comme on a déjà fait, avec les mêmes paroles qu'on m'a déjà dites. Car, s'il y était, qui empêcherait que je ne le visse?
– Voulez-vous entrer au Louvre? vous dis-je.
– Pourquoi faire?
– Pour voir Saint-Luc.
– Mais enfin s'il n'y est pas?
– Et mordieu! je vous dis qu'il y est, moi.
– C'est étrange.
– Non, c'est royal.
– Mais vous pouvez donc y entrer, au Louvre, vous?
– Certainement. Moi je ne suis pas la femme de Saint-Luc.
– Vous me confondez.
– Venez toujours.
– Comment l'entendez-vous? Vous prétendez que la femme de Saint-Luc ne peut entrer au Louvre, et vous voulez m'y mener avec vous!
– Pas du tout, madame; ce n'est pas la femme de Saint-Luc que je veux mener là… Une femme! fi donc!
– Alors, vous me raillez… et, voyant ma tristesse, c'est bien cruel à vous!
– Eh! non, chère dame, écoutez: vous avez vingt ans, vous êtes grande, vous avez l'œil noir, vous avez la taille cambrée, vous ressemblez à mon plus jeune page… comprenez-vous… ce joli garçon à qui le drap d'or allait si bien hier soir?
– Ah! quelle folie! monsieur de Bussy, s'écria Jeanne en rougissant.
– Écoutez. Je n'ai pas d'autre moyen que celui que je vous propose. C'est à prendre ou à laisser. Voulez-vous voir votre Saint-Luc, dites?
– Oh! je donnerais tout au monde pour cela.
– Eh bien, je vous promets de vous le faire voir sans que vous ayez rien à donner, moi!
– Oui… mais…
– Oh! je vous ai dit de quelle façon.
– Eh bien, monsieur de Bussy, je ferai ce que vous voudrez; seulement, prévenez ce jeune garçon que j'ai besoin d'un de ses habits, et je lui enverrai une de mes femmes.
– Non pas. Je vais faire prendre chez moi un des habits tout neufs que je destine à ces drôles pour le premier bal de la reine mère. Celui que je croirai le plus assorti à votre taille, je vous l'enverrai; puis vous me rejoindrez à un endroit convenu; ce soir, rue Saint-Honoré, près de la rue des Prouvelles, par exemple, et de là…