– Au fait, cela se pourrait, dit Quélus.
Cette supposition fit bondir comme une meute affamée toute la troupe des gentilshommes. Ils quittèrent leur retraite et s'élancèrent, l'épée haute, vers les deux hommes arrêtés devant la porte.
Justement l'un de ces deux hommes venait d'introduire une clef dans la serrure, la porte avait cédé et commençait à s'ouvrir, lorsque le bruit des assaillants fit lever la tête aux deux mystérieux promeneurs.
– Qu'est ceci? demanda en se retournant le plus petit des deux à son compagnon. Serait-ce par hasard à nous qu'on en voudrait, d'Aurilly?
– Ah! monseigneur, répliqua celui qui venait d'ouvrir la porte, cela m'en a bien l'air. Vous nommerez-vous ou garderez-vous l'incognito?
– Des hommes armés! un guet-apens!
– Quelque jaloux qui nous guette. Vrai Dieu! je l'avais bien dit, monseigneur, que la dame était trop belle pour n'être point courtisée.
– Entrons vite, d'Aurilly. On soutient mieux un siège en deçà qu'au delà des portes.
– Oui, monseigneur, quand il n'y a pas d'ennemis dans la place. Mais qui vous dit?…
Il n'eut pas le temps d'achever. Les jeunes gentilshommes avaient franchi cet espace, d'une centaine de pas environ, avec la rapidité de l'éclair. Quélus et Maugiron, qui avaient suivi la muraille, se jetèrent entre la porte et ceux qui voulaient entrer, afin de leur couper la retraite, tandis que Schomberg, d'O et d'Épernon s'apprêtaient à les attaquer de face.
– À mort! à mort! cria Quélus, toujours le plus ardent des cinq.
Tout à coup celui que l'on avait appelé monseigneur, et à qui son compagnon avait demandé s'il garderait l'incognito, se retourna vers Quélus, fit un pas, et se croisant les bras avec arrogance:
– Je crois que vous avez dit: À mort! en parlant à un fils de France, monsieur de Quélus, dit-il d'une voix sombre et avec un sinistre regard.
Quélus recula, les yeux hagards, les genoux fléchissants, les mains inertes.
– Monseigneur le duc d'Anjou! s'écria-t-il.
– Monseigneur le duc d'Anjou! répétèrent les autres.
– Eh bien, reprit François d'un air terrible, crions-nous toujours: À mort! à mort! mes gentilshommes?
– Monseigneur, balbutia d'Épernon, c'était une plaisanterie; pardonnez-nous.
– Monseigneur, dit d'O à son tour, nous ne soupçonnions pas que nous pussions rencontrer Votre Altesse au bout de Paris et dans ce quartier perdu.
– Une plaisanterie! répliqua François, sans même faire à d'O l'honneur de lui répondre, vous avez de singulières façons de plaisanter, monsieur d'Épernon. Voyons, puisque ce n'est pas à moi qu'on en voulait, quel est celui que menaçait votre plaisanterie?
– Monseigneur, dit avec respect Schomberg, nous avons vu Saint-Luc quitter l'hôtel Montmorency et venir de ce côté. Cela nous a paru étrange, de sorte que nous avons voulu savoir dans quel but un mari quittait sa femme la première nuit de ses noces.
L'excuse était plausible; car, selon toute probabilité, le duc d'Anjou apprendrait le lendemain que Saint-Luc n'avait point couché à l'hôtel Montmorency, et cette nouvelle coïnciderait avec ce que venait de dire Schomberg.
– M. de Saint-Luc? Vous m'avez pris pour M. de Saint-Luc, messieurs?
– Oui, monseigneur, reprirent en chœur les cinq compagnons.
– Et depuis quand peut-on se tromper ainsi à nous deux? dit le duc d'Anjou; M. de Saint-Luc a la tête de plus que moi.
– C'est vrai, monseigneur, dit Quélus; mais il est juste de la taille de M. d'Aurilly, qui a l'honneur de vous accompagner.
– Ensuite, la nuit est fort sombre, monseigneur, répliqua Maugiron.
– Puis, voyant un homme mettre une clef dans une serrure, nous l'avons pris pour le principal d'entre vous, murmura d'O.
– Enfin, dit Quélus, monseigneur ne peut pas supposer que nous ayons eu à son égard l'ombre d'une mauvaise pensée, pas même celle de troubler ses plaisirs.
Tout en parlant ainsi et tout en écoutant les réponses plus ou moins logiques que l'étonnement et la crainte permettaient de lui faire, François, par une habile manœuvre stratégique, avait quitté le seuil de la porte et suivi pas à pas d'Aurilly, son joueur de luth, compagnon ordinaire de ses courses nocturnes, et se trouvait déjà à une distance assez grande de cette porte, pour que, confondue avec les autres, elle ne pût pas être reconnue.
– Mes plaisirs! dit-il aigrement, et qui peut vous faire croire que je prenne ici mes plaisirs?
– Ah! monseigneur, en tout cas et pour quelque chose que vous soyez venu, répliqua Quélus, pardonnez-nous; nous nous retirons.
– C'est bien. Adieu, messieurs.
– Monseigneur, ajouta d'Épernon, que notre discrétion bien connue de Votre Altesse…
Le duc d'Anjou, qui avait déjà fait un pas pour se retirer, s'arrêta, et fronçant le sourciclass="underline"
– De la discrétion, monsieur de Nogaret! et qui donc vous en demande, je vous prie?
– Monseigneur, nous avions cru que Votre Altesse, seule à cette heure et suivie de son confident…
– Vous vous trompiez, voici ce qu'il faut croire et ce que je veux que l'on croie.
Les cinq gentilshommes écoutèrent dans le plus profond et le plus respectueux silence.
– J'allais, reprit d'une voix lente, et comme pour graver chacune de ses paroles dans la mémoire de ses auditeurs, le duc d'Anjou, j'allais consulter le juif Manassès, qui sait lire dans le verre et dans le marc du café. Il demeure, comme vous savez, rue de la Tournelle. En passant, d'Aurilly vous a aperçus et vous a pris pour quelques archers faisant leur ronde. Aussi, ajouta-t-il avec une espèce de gaieté effrayante pour ceux qui connaissaient le caractère du prince, en véritables consulteurs de sorciers que nous sommes, rasions-nous les murailles et nous effacions nous dans les portes pour nous dérober, s'il était possible, à vos terribles regards.
Tout en parlant ainsi, le prince avait insensiblement regagné la rue Saint-Paul, et se trouvait à portée d'être entendu des sentinelles de la Bastille, au cas d'une attaque, contre laquelle, sachant la haine sourde et invétérée que lui portait son frère, ne le rassuraient que médiocrement les excuses et les respects des mignons de Henri III.
– Et maintenant que vous savez ce qu'il faut en croire, et surtout ce que vous devez dire, adieu, messieurs. Il est inutile de vous prévenir que je désire ne pas être suivi.
Tous s'inclinèrent et prirent congé du prince, qui se retourna plusieurs fois pour les accompagner de l'œil, tout en faisant quelques pas lui-même du côté opposé.