Il traversa le pont-levis, suivi de deux grands chiens, d'une race allemande, qui marchaient derrière lui lentement et à pas égaux, la tête basse et ne se devançant pas l'un l'autre d'une ligne. Lorsque le vieillard put arriver près du parapet:
– Qui est là? demanda-t-il d'une voix faible, et qui fait l'honneur à un pauvre vieillard de le visiter?
– Moi, moi, seigneur Augustin! s'écria la voix rieuse de la jeune femme.
Car Jeanne de Cossé appelait ainsi le vieillard, pour le distinguer de son frère cadet, qui s'appelait Guillaume, et qui n'était mort que depuis trois ans.
Mais le baron, au lieu de répondre par l'exclamation joyeuse que Jeanne s'attendait à entendre sortir de sa bouche, le baron leva lentement la tête, et fixant sur les voyageurs des yeux sans regards:
– Vous, dit-il? je ne vois pas. Qui, vous?…
– Oh! mon Dieu! s'écria Jeanne, ne me reconnaissez-vous pas? Ah! c'est vrai, mon déguisement…
– Excusez-moi, dit le vieillard, mais je n'y vois presque plus. Les yeux des vieillards ne sont pas faits pour pleurer, et, lorsqu'ils pleurent trop, les larmes les brûlent.
– Ah! cher baron, dit la jeune femme, je vois bien en effet que votre vue baisse, car vous m'eussiez reconnue, même sous mes habits d'homme. Il faut donc que je vous dise mon nom?
– Oui, sans doute, répliqua le vieillard, puisque je vous dis que je vous vois à peine.
– Eh bien, je vais vous attraper, cher seigneur Augustin, je suis madame de Saint-Luc.
– Saint-Luc! dit le vieillard, je ne vous connais pas.
– Mais mon nom de jeune fille, dit la rieuse jeune femme, mais mon nom de jeune fille est Jeanne de Cossé-Brissac.
– Ah! mon Dieu! s'écria le vieillard en essayant d'ouvrir la barrière de ses mains tremblantes, ah! mon Dieu!
Jeanne, qui ne comprenait rien à cette réception étrange, si différente de celle à laquelle elle s'attendait et qui l'attribuait à l'âge du vieillard et au déclin de ses facultés, se voyant enfin reconnue, sauta à bas de son cheval et courut se jeter dans ses bras, ainsi qu'elle en avait l'habitude; mais, en embrassant le baron, elle sentit ses joues humides; il pleurait.
– C'est de joie, pensa-t-elle. Allons! le cœur est toujours jeune.
– Venez, dit le vieillard après avoir embrassé Jeanne.
Et, comme s'il n'eût pas aperçu ses deux compagnons, le vieillard se remit à marcher vers le château de son pas égal et mesuré, suivi toujours à la même distance de ses deux chiens, qui n'avaient pris que le temps de flairer et de regarder les visiteurs.
Le château avait un aspect de tristesse étrange; tous les volets en étaient fermés; on eût dit un immense tombeau. Les serviteurs qu'on apercevait passant çà et là étaient vêtus de noir. Saint-Luc adressa un regard à sa femme pour lui demander si c'était ainsi qu'elle s'attendait à trouver le château.
Jeanne comprit, et, comme elle avait hâte elle-même de sortir de cette perplexité, elle s'approcha du baron, et lui prenant la main:
– Et Diane! dit-elle, est-ce que, par malheur, elle ne se trouverait point ici?
Le vieillard s'arrêta comme frappé de la foudre, et, regardant la jeune femme avec une expression qui ressemblait presque à la terreur:
– Diane? dit-il.
Et soudain, à ce nom, les deux chiens, levant la tête de chaque côté vers leur maître, poussèrent un lugubre gémissement.
Bussy ne put s'empêcher de frissonner; Jeanne regarda Saint-Luc, et Saint-Luc s'arrêta, ne sachant s'il devait s'avancer davantage ou retourner en arrière.
– Diane! répéta le vieillard, comme s'il lui avait fallu tout ce temps pour comprendre la question qui lui était faite; mais vous ne savez donc pas?
Et sa voix déjà faible et tremblante s'éteignit dans un sanglot arraché du plus profond du cœur.
– Mais quoi donc? et qu'est-il arrivé? s'écria Jeanne émue et les mains jointes.
– Diane est morte! s'écria le vieillard en levant les mains avec un geste désespéré vers le ciel, et en laissant échapper un torrent de larmes.
Et il se laissa tomber sur les premières marches du perron, auquel on était arrivé. Il cachait sa tète entre ses deux mains en se balançant comme pour chasser le souvenir funèbre qui venait sans cesse le torturer.
– Morte! s'écria Jeanne frappée d'épouvante et pâlissant comme un spectre.
– Morte! dit Saint-Luc avec une tendre compassion pour le vieillard.
– Morte! balbutia Bussy. Il lui a laissé croire, à lui aussi, qu'elle était morte. Ah! pauvre vieillard! comme tu m'aimeras un jour!
– Morte! morte! répéta le baron; ils me l'ont tuée!
– Ah! mon cher seigneur! dit Jeanne, qui, après le coup terrible qu'elle avait reçu, venait de trouver la seule ressource qui empêche de se briser le faible cœur des femmes, les larmes.
Et elle éclata en sanglots, inondant de pleurs la figure du vieillard, au cou duquel ses bras venaient s'enlacer.
Le vieux seigneur se releva, trébuchant.
– N'importe, dit-il, pour être vide et désolée, la maison n'en est pas moins hospitalière; entrez.
Jeanne prit le bras du vieillard sous le sien et traversa avec lui le péristyle, l'ancienne salle des gardes, devenue une salle à manger, et entra dans le salon.
Un domestique, dont le visage bouleversé et dont les jeux rougis dénotaient le tendre attachement pour son maître, marchait devant, ouvrant les portes; Saint-Luc et Bussy suivaient.
Arrivé dans le salon, le vieillard, toujours soutenu par Jeanne, s'assit ou plutôt se laissa tomber dans son grand fauteuil de bois sculpté.
Le valet poussa une fenêtre pour donner de l'air, et, sans sortir de la chambre, se retira dans un coin.
Jeanne n'osait rompre le silence. Elle tremblait de rouvrir les blessures du vieillard en le questionnant; et cependant, comme toutes les personnes jeunes et heureuses, elle ne pouvait se décider à regarder comme réel le malheur qu'on lui annonçait. Il y a un âge où l'on ne peut sonder l'abîme de la mort, parce qu'on ne croit point à la mort.
Ce fut le baron qui vint au-devant de son désir en reprenant la parole.
– Vous m'avez dit que vous étiez mariée, ma chère Jeanne; monsieur est-il donc votre mari?
Et il désignait Bussy.
– Non, seigneur Augustin, répondit Jeanne; voici M. de Saint-Luc.
Saint-Luc s'inclina plus profondément encore devant le malheureux père que devant le vieillard, Celui-ci le salua tout paternellement, et s'efforça même de sourire; puis, les yeux atones, se tournant vers Bussy: