– Et, depuis ce moment fatal, demanda Bussy, M. de Monsoreau n'a-t-il donc pas donné de ses nouvelles?
– Il n'y a qu'un mois que ces événements se sont passés, dit le vieillard, et le pauvre gentilhomme n'aura pas osé reparaître devant moi, ayant échoué dans son généreux dessein.
Bussy baissa la tête; tout lui était expliqué.
Il comprenait maintenant comment M. de Monsoreau avait réussi à enlever au prince la jeune fille qu'il aimait, et comment la crainte que le prince ne découvrît que cette jeune fille était devenue sa femme lui avait laissé accréditer, même près du pauvre père, le bruit de sa mort.
– Eh bien, monsieur, dit le vieillard, voyant que la rêverie penchait le front du jeune homme, et tenait fixés sur la terre ses yeux, que le récit qu'il venait d'achever avait fait étinceler plus d'une fois.
– Eh bien, monsieur le baron, répondit Bussy, je suis chargé par monseigneur le duc d'Anjou de vous amener à Paris, où Son Altesse désire vous parler.
– Me parler, à moi! s'écria le baron; moi, me trouver en face de cet homme après la mort de ma fille! et que peut-il avoir à me dire, le meurtrier?
– Qui sait? se justifier peut-être.
– Et, se justifiât-il, s'écria le vieillard, non, monsieur de Bussy, non, je n'irai point à Paris; ce serait d'ailleurs trop m'éloigner de l'endroit où repose ma chère enfant dans son froid linceul de roseaux.
– Monsieur le baron, dit Bussy d'une voix ferme, permettez-moi d'insister près de vous; c'est mon devoir de vous conduire à Paris, et je suis venu exprès pour cela.
– Eh bien, j'irai donc à Paris! s'écria le vieillard, tremblant de colère; mais malheur à ceux qui m'auront perdu! Le roi m'entendra, et, s'il ne m'entend pas, je ferai appel à tous les gentilshommes de France. Aussi bien, murmura-t-il plus bas, j'oubliais dans ma douleur que j'ai entre les mains une arme dont jusqu'à présent je n'ai eu à faire aucun usage. Oui, monsieur de Bussy, je vous accompagnerai.
– Et moi, monsieur le baron, dit Bussy en lui prenant la main, je vous recommande la patience, le calme et la dignité qui conviennent à un seigneur chrétien. Dieu a pour les nobles cours des miséricordes infinies, et vous ne savez point ce qu'il vous réserve. Je vous prie aussi, en attendant le jour où ces miséricordes éclateront, de ne point me compter au nombre de vos ennemis, car vous ne savez point ce que je vais faire pour vous. À demain donc, monsieur le baron, s'il vous plaît, et, dès que le jour sera venu, nous nous mettrons en route.
– J'y consens, répondit le vieux seigneur, ému malgré lui par le doux accent avec lequel Bussy avait prononcé ces paroles; mais, en attendant, ami ou ennemi, vous êtes mon hôte, et je dois vous conduire à votre appartement.
Et le baron prit sur la table un flambeau d'argent à trois branches, et d'un pas pesant gravit, suivi de Bussy d'Amboise, l'escalier d'honneur du château.
Les chiens voulaient le suivre; il les arrêta d'un signe; deux de ses serviteurs marchaient derrière Bussy avec d'autres flambeaux.
En arrivant sur le seuil de la chambre qui lui était destinée, le comte demanda ce qu'étaient devenus M. de Saint-Luc et sa femme.
– Mon vieux Germain doit avoir pris soin d'eux, répondit le baron. Passez une bonne nuit monsieur le comte.
XXIV Comment Rémi le Haudouin s'était, en l'absence de Bussy, ménagé des intelligences dans la maison de la rue Saint-Antoine.
Monsieur et madame de Saint-Luc ne pouvaient revenir de leur surprise: Bussy aux secrets avec M. de Méridor; Bussy se disposant à partir avec le vieillard pour Paris; Bussy, enfin, paraissant prendre tout à coup la direction de ces affaires qui lui paraissaient d'abord étrangères et inconnues, était pour les deux jeunes gens un phénomène inexplicable.
Quant au baron, le pouvoir magique de ce titre Altesse Royale avait produit sur lui son effet ordinaire: un gentilhomme du temps de Henri III n'en était pas encore à sourire devant des qualifications et des armoiries.
Altesse Royale, cela signifiait pour M. de Méridor comme pour tout autre, excepté le roi, force majeure, c'est-à-dire la foudre et la tempête.
Le matin venu, le baron prit congé de ses hôtes, qu'il installa dans le château; mais Saint-Luc et sa femme, comprenant la difficulté de la situation, se promirent de quitter Méridor aussitôt que faire se pourrait, et de rentrer dans les terres de Brissac, qui en étaient voisines, aussitôt que l'on se serait assuré du consentement du timide maréchal.
Quant à Bussy, pour justifier son étrange conduite, il n'eût besoin que d'une seconde. Bussy, maître du secret qu'il possédait et qu'il pouvait révéler à qui lui faisait plaisir, ressemblait à l'un de ces magiciens chers aux Orientaux, qui, d'un premier coup de baguette, font tomber les larmes de tous les yeux, et qui, du second, dilatent toutes les prunelles et fendent toutes les bouches par un joyeux sourire.
Cette seconde, que nous avons dit suffire à Bussy pour opérer de si grands changements, fut employée par lui à laisser tomber tout bas quelques syllabes dans l'oreille que lui tendait avidement la charmante femme de Saint-Luc.
Ces quelques syllabes prononcées, le visage de Jeanne s'épanouit; son front si pur se colora d'une délicieuse rougeur. On vit ses petites dents blanches et brillantes comme la nacre apparaître sous le corail de ses lèvres; et, comme son mari, stupéfait, la regardait pour l'interroger, elle mit un doigt sur sa bouche, et s'enfuit en bondissant et en envoyant un baiser de remercîment à Bussy.
Le vieillard n'avait rien vu de cette pantomime expressive: l'œil fixé sur le manoir paternel, il caressait machinalement ses deux chiens, qui ne pouvaient se décider à le quitter; il donna quelques ordres d'une voix émue à ses serviteurs, courbés sous son adieu et sous sa parole. Puis, montant à grand'peine, et grâce à l'aide de son écuyer, un vieux cheval pie qu'il affectionnait, et qui avait été son cheval de bataille dans les dernières guerres civiles, il salua d'un geste le château de Méridor et partit sans prononcer un seul mot.
Bussy, l'œil brillant, répondait aux sourires de Jeanne et se retournait fréquemment pour dire adieu à ses amis. En le quittant, Jeanne lui avait dit tout bas:
– Quel homme étrange faites-vous, seigneur comte! Je vous avais promis que le bonheur vous attendait à Méridor… et c'est vous au contraire qui apportez à Méridor le bonheur qui s'en était envolé.