– Monseigneur, dit d'Aurilly, je vous jure que les gens à qui nous venons d'avoir affaire avaient de mauvaises intentions. Il est tantôt minuit; nous sommes, comme ils le disaient, dans un quartier perdu; rentrons vite à l'hôtel, monseigneur, rentrons.
– Non pas, dit le prince l'arrêtant; profitons de leur départ, au contraire.
– C'est que Votre Altesse se trompe, dit d'Aurilly; c'est qu'ils ne sont pas partis le moins du monde; c'est qu'ils ont rejoint, comme monseigneur peut le voir lui-même, la retraite où ils étaient cachés; les voyez-vous, monseigneur, là-bas dans ce recoin, à l'angle de l'hôtel des Tournelles?
François regarda: d'Aurilly n'avait dit que l'exacte vérité. Les cinq gentilshommes avaient en effet repris leur position, et il était évident qu'ils méditaient un projet interrompu par l'arrivée du prince; peut-être même ne se postaient-ils dans cet endroit que pour épier le prince et son compagnon, et s'assurer s'ils allaient effectivement chez le juif Manassès.
– Eh bien, monseigneur, demanda d'Aurilly, que décidez-vous? Je ferai ce qu'ordonnera Votre Altesse, mais je ne crois pas qu'il soit prudent de demeurer.
– Mordieu! dit le prince, c'est cependant fâcheux d'abandonner la partie.
– Oui, je sais bien, monseigneur, mais la partie peut se remettre. J'ai déjà eu l'honneur de dire à Votre Altesse que je m'étais informé: la maison est louée pour un an; nous savons que la dame loge au premier; nous avons des intelligences avec sa femme de chambre, une clef qui ouvre sa porte. Avec tous ces avantages nous pouvons attendre.
– Tu es sûr que la porte avait cédé?
– J'en suis sûr: à la troisième clef que j'ai essayée.
– À propos, l'as-tu refermée?
– La porte?
– Oui.
– Sans doute, monseigneur.
Avec quelque accent de vérité que d'Aurilly eût prononcé cette affirmation, nous devons dire qu'il était moins sûr d'avoir refermé la porte que de l'avoir ouverte. Cependant son aplomb ne laissa pas plus de doute au prince sur la seconde certitude que sur la première.
– Mais, dit le prince, c'est que je n'eusse pas été fâché de savoir moi-même…
– Ce qu'ils font là, monseigneur? Je puis vous le dire sans crainte de me tromper; ils sont réunis pour quelque guet-apens. Partons. Votre Altesse a des ennemis; qui sait ce que l'on oserait tenter contre elle?
– Eh bien, partons, j'y consens, mais pour revenir.
– Pas cette nuit au moins, monseigneur. Que Votre Altesse apprécie mes craintes: je vois partout des embuscades, et certes il m'est bien permis d'avoir de pareilles terreurs, quand j'accompagne le premier prince du sang… l'héritier de la couronne, que tant de gens ont intérêt à ne pas voir hériter.
Ces derniers mots firent une impression telle sur François, qu'il se décida aussitôt à la retraite; toutefois ce ne fut pas sans maugréer contre la disgrâce de cette rencontre et sans se promettre intérieurement de rendre aux cinq gentilshommes en temps et lieu le désagrément qu'il venait d'en recevoir.
– Soit! dit-il, rentrons à l'hôtel; nous y retrouverons Bussy, qui doit être revenu de ses maudites noces; il aura ramassé quelque bonne querelle et aura tué ou tuera demain matin quelqu'un de ces mignons de couchette, et cela me consolera.
– Soit, monseigneur, dit d'Aurilly, espérons en Bussy. Je ne demande pas mieux, moi; et j'ai, comme Votre Altesse, sous ce rapport, la plus grande confiance en lui.
Et ils partirent.
Ils n'avaient pas tourné l'angle de la rue de Jouy, que nos cinq compagnons virent apparaître, à la hauteur de la rue Tison, un cavalier enveloppé dans un grand manteau. Le pas sec et dur du cheval résonnait sur la terre presque pétrifiée, et, luttant contre cette nuit épaisse, un faible rayon de lune, qui tentait un dernier effort pour percer le ciel nuageux et cette atmosphère lourde de neige, argentait la plume blanche de son toquet. Il tenait en bride et avec précaution la monture qu'il dirigeait, et que la contrainte qu'il lui imposait de marcher au pas faisait écumer malgré le froid.
– Cette fois, dit Quélus, c'est lui.
– Impossible! dit Maugiron.
– Pourquoi cela?
– Parce qu'il est seul, et que nous l'avons quitté avec Livarot, d'Entragues et Ribeirac, et qu'ils ne l'auront pas laissé se hasarder ainsi.
– C'est lui, cependant, c'est lui, dit d'Épernon. Tiens! reconnais-tu son hum! sonore, et sa façon insolente de porter la tête? Il est bien seul.
– Alors, dit d'O, c'est un piège.
– En tout cas, piège ou non, dit Schomberg, c'est lui; et comme c'est lui: Aux épées! aux épées!
C'était en effet Bussy, qui venait insoucieusement par la rue Saint-Antoine, et qui suivait ponctuellement l'itinéraire que lui avait tracé Quélus; il avait, comme nous l'avons vu, reçu l'avis de Saint-Luc, et, malgré le tressaillement fort naturel que ces paroles lui avaient fait éprouver, il avait congédié ses trois amis à la porte de l'hôtel Montmorency.
C'était là une de ces bravades comme les aimait le valeureux colonel, lequel disait de lui-même: Je ne suis qu'un simple gentilhomme, mais je porte en ma poitrine un cœur d'empereur, et, quand je lis dans les vies de Plutarque les exploits des anciens Romains, il n'est pas à mon gré un seul héros de l'antiquité que je ne puisse imiter dans tout ce qu'il a fait.
Et puis Bussy avait pensé que peut-être Saint-Luc, qu'il ne comptait pas d'ordinaire au nombre de ses amis, et dont en effet il ne devait l'intérêt inattendu qu'à la position perplexe dans laquelle, lui, Saint-Luc, se trouvait, ne l'avait ainsi averti que pour l'engager à des précautions qui l'eussent pu rendre ridicule aux yeux de ses adversaires, en admettant qu'il eût des adversaires prêts à l'attendre. Or Bussy craignait plus le ridicule que le danger. Il avait, aux yeux de ses ennemis eux-mêmes, une réputation de courage qui lui faisait, pour la soutenir au niveau où elle s'était élevée, entreprendre les plus folles aventures. En homme de Plutarque, il avait donc renvoyé ses trois compagnons, vigoureuse escorte qui l'eût fait respecter même d'un escadron. Et seul, les bras croisés dans son manteau, sans autres armes que son épée et son poignard, il se dirigeait vers la maison où l'attendait, non pas une maîtresse, comme on eût pu le croire, mais une lettre que chaque mois lui envoyait, au même jour, la reine de Navarre, en souvenir de leur bonne amitié, et que le brave gentilhomme, selon la promesse qu'il avait faite à sa belle Marguerite, promesse à laquelle il n'avait pas manqué une seule fois, allait prendre, la nuit et lui-même, pour ne compromettre personne, au logis du messager.