Et il tomba sur ses deux mains.
– Digne homme, dit le roi en jetant un bienveillant coup d'œil sur cette masse de chair, qui, aux regards de tout homme sensé, ne représentait qu'une somme de matière capable d'absorber et d'éteindre les brasiers d'intelligence; digne homme! nous le couvrirons de notre protection!
Gorenflot saisit au vol ce regard miséricordieux, et demeura, comme le masque du parasite antique, riant d'un côté jusqu'aux dents et pleurant de l'autre jusqu'aux oreilles.
– Et tu feras bien, mon roi, répondit Chicot, car c'est un serviteur des plus étonnants.
– Que penses-tu donc qu'il faille faire de lui? demanda le roi.
– Je pense que tant qu'il sera dans Paris, il courra gros risque.
– Si je lui donnais des gardes? dit le roi.
Gorenflot entendit cette proposition de Henri.
– Bon! dit-il, il paraît que j'en serai quitte pour la prison. J'aime encore mieux cela que l'estrapade; et, pourvu qu'on me nourrisse bien…
– Non pas, dit Chicot, inutile; il suffit que tu me permettes de l'emmener.
– Où cela?
– Chez moi.
– Eh bien, emmène-le, et reviens au Louvre, où je vais retrouver nos amis, pour les préparer au jour de demain.
– Levez-vous, mon révérend père, dit Chicot au moine.
– Il raille, murmura Gorenflot; mauvais cour!
– Mais relève-toi donc, brute! reprit tout bas le Gascon en lui donnant un coup de genou au derrière.
– Ah! j'ai bien mérité cela! s'écria Gorenflot.
– Que dit-il donc? demanda le roi.
– Sire, reprit Chicot, il se rappelle toutes ses fatigues, il énumère toutes ses tortures, et, comme je lui promets la protection de Votre Majesté, il dit dans la conscience de ce qu'il vaut: «J'ai bien mérité cela!»
– Pauvre diable! dit le roi: aies-en bien soin, au moins, mon ami.
– Ah! soyez tranquille, sire; quand il est avec moi, il ne manque de rien.
– Ah! monsieur Chicot! s'écria Gorenflot, mon cher monsieur Chicot, où me mène-t-on?
– Tu le sauras tout à l'heure. En attendant, remercie Sa Majesté, monstre d'iniquités! remercie.
– De quoi?
– Remercie, te dis-je!
– Sire, balbutia Gorenflot, puisque votre gracieuse Majesté…
– Oui, dit Henri, je sais tout ce que vous avez fait dans votre voyage de Lyon, pendant la soirée de la Ligue, et aujourd'hui enfin. Soyez tranquille, vous serez récompensé selon vos mérites.
Gorenflot poussa un soupir.
– Où est Panurge? demanda Chicot.
– Dans l'écurie, pauvre bête!
– Eh bien, va le chercher, monte dessus, et reviens me trouver ici.
– Oui, monsieur Chicot.
Et le moine s'éloigna le plus vite qu'il put, étonné de ne pas être suivi par des gardes.
– Maintenant, mon fils, dit Chicot, garde vingt hommes pour ton escorte, et détaches-en dix autres avec M. de Crillon.
– Où dois-je les envoyer?
– À l'hôtel d'Anjou, et qu'on t'amène ton frère.
– Pourquoi cela?
– Pour qu'il ne se sauve pas une seconde fois.
– Est-ce que mon frère…
– T'es-tu mal trouvé d'avoir suivi mes conseils aujourd'hui?
– Non, par la mordieu!
– Eh bien, fais ce que je te dis.
Henri donna l'ordre au colonel des gardes françaises de lui amener le duc d'Anjou au Louvre.
Crillon, qui n'avait pas une profonde tendresse pour le prince, partit aussitôt.
– Et toi? dit Henri.
– Moi, j'attends mon saint.
– Et tu me rejoins au Louvre?
– Dans une heure.
– Alors je te quitte.
– Va, mon fils.
Henri partit avec le reste de la troupe.
Quant à Chicot, il s'achemina vers les écuries, et, comme il entrait dans la cour, il vit apparaître Gorenflot monté sur Panurge.
Le pauvre diable n'avait pas même eu l'idée d'essayer de se soustraire au sort qui l'attendait.
– Allons, allons, dit Chicot en prenant Panurge par la longe, dépêchons, on nous attend.
Gorenflot ne fit pas l'ombre de la résistance, seulement il versait tant de larmes, qu'on eût pu le voir maigrir à vue d'œil.
– Quand je le disais! murmurait-il; quand je le disais!
Chicot tirait Panurge à lui, tout en haussant les épaules.
XXXIV Où Chicot devine pourquoi d'Éperon avait du sang aux pieds et n'en avait pas aux joues.
Le roi, en rentrant au Louvre, trouva ses amis couchés et dormant d'un paisible sommeil.
Les événements historiques ont une singulière influence, c'est de refléter leur grandeur sur les circonstances qui les ont précédés.
Ceux qui considéreront donc les événements qui devaient arriver le matin même, car le roi rentrait vers deux heures au Louvre; ceux, disons-nous, qui considéreront ces événements avec le prestige que donne la prescience, trouveront peut-être quelque intérêt à voir le roi, qui vient de manquer perdre la couronne, se réfugier près de ses trois amis, qui, dans quelques heures, doivent affronter pour lui un danger où ils risquent de perdre la vie.
Le poète, cette nature privilégiée qui ne prévoit pas, mais qui devine, trouvera, nous en sommes certain, mélancoliques et charmants ces jeunes visages que le sommeil rafraîchit, que la confiance fait sourire, et qui, pareils à des frères couchés dans le dortoir paternel, reposent sur leurs lits rangés à côté les uns des autres.
Henri s'avança légèrement au milieu d'eux, suivi par Chicot, qui, après avoir déposé son patient en lieu de sûreté, était venu rejoindre le roi.
Un lit était vide, celui de d'Épernon.
– Pas rentré encore, l'imprudent! murmura le roi; ah! le malheureux! ah! le fou! se battre contre Bussy, l'homme le plus brave de France, le plus dangereux du monde, et n'y pas plus songer!
– Tiens, au fait, dit Chicot.
– Qu'on le cherche! qu'on l'amène! s'écria le roi. Puis qu'on me fasse venir Miron; je veux qu'il endorme cet étourdi, fût-ce malgré lui. Je veux que le sommeil le rende robuste et souple, et en état de se défendre.
– Sire, dit un huissier, voici M. d'Épernon qui rentre à l'instant même.
D'Épernon venait de rentrer, en effet. Apprenant le retour du roi, et se doutant de la visite qu'il allait faire au dortoir, il se glissait vers la chambre commune, espérant y arriver inaperçu.
Mais on le guettait, et, comme nous l'avons vu, on annonça son retour au roi. Voyant qu'il n'y avait pas moyen d'échapper à la mercuriale, il aborda le seuil, tout confus.
– Ah! te voilà enfin! dit Henri; viens ici, malheureux, et vois les amis.
D'Épernon jeta un regard tout autour de la chambre, et fit signe qu'effectivement il avait vu.
– Vois tes amis, continua Henri: ils sont sages, ils ont compris de quelle importance est le jour de demain; et toi, malheureux, au lieu de prier comme ils ont fait, et de dormir comme ils font, tu vas courir le passe-dix et les ribaudes. Cordieu! que tu es pâle! et la belle figure que tu feras demain, si tu n'en peux déjà plus ce soir!