Il lui semblait que des années, des siècles s'étaient écoulés depuis qu'elle avait quitté la maison. En fait, il n'y avait pas six mois ; mais les jours d'absence comptent au centuple lorsque l'on est séparé de ceux que l'on aime.
Réconfortée par sa prière, Catherine, après une dernière génuflexion, se disposa à quitter l'église. La plainte d'un moine mendiant l'arrêta sous le grand porche.
— Pour les âmes du Purgatoire et pour le salut de votre âme, donnez généreusement, noble dame ! Vous serez bénie sur cette terre et glorifiée dans le Ciel.
Machinalement, Catherine ouvrait son escarcelle quand, soudain, la voix geignarde changea de ton pour se faire à la fois chuchotante et joyeuse.
— Loué soit le Destin qui ramène ici la plus belle dame d'Occident ! La prospérité de cette ville abandonnée du ciel va renaître si la dame de Brazey nous revient !
Surprise, elle considéra la silhouette tordue sous le froc de bure noire, le visage aux traits creusés, mangé de barbe mais dans la crasse duquel s'ouvraient deux yeux clairs particulièrement vifs.
Des profondeurs de sa mémoire, un nom remonta comme un ludion.
— « Frère » Jehan ! s'exclama-t-elle avec un sourire, vous avez donc déserté le parvis de Saint-Bénigne ?
Ce que l'on pouvait voir du visage de l'homme rougit de plaisir.
— Votre mémoire est aussi sûre que votre beauté est grande, noble dame, et je suis heureux d'y avoir place ! Si je hante Notre-Dame, c'est parce que les chanoines de la cathédrale estiment qu'ils m'ont assez vu.
Peut-être parce que vous leur en avez fait voir un peu trop, non ? Vous êtes un étrange confrère pour des religieux aussi... conformistes !...
Mais je suis heureuse de voir que vous êtes toujours bien vivant, frère Jehan. Il y a si longtemps !...
Il y avait longtemps, en effet, qu'avant son premier mariage, elle avait rencontré Jehan des Écus, faux moine mais vrai truand, spécialisé dans la mendicité et les faux en tout genre. Il avait même été mêlé à une période sombre de sa vie mais, avec son ami Barnabé le Coquillart, il avait essayé de lui rendre un grand service, si grand que Barnabé en était mort et Catherine ne savait pas oublier un service rendu'.
— Vous voulez dire, reprit Jehan avec un sourire amer, que ma carcasse devrait pourrir depuis longtemps dans les fosses du Morimont après avoir été décrochée du gibet ou extraite de la chaudière à huile bouillante ? Ce n'est pas facile de survivre chez nous mais je tiens encore à l'existence, au ciel bleu, au bon vin et aux belles filles. Alors je fais ce qu'il faut pour cela : je me garde soigneusement.
Mais vous n'avez pas répondu à ma question, belle dame : vous nous revenez?
Catherine secoua la tête.
— Non, mon ami. Je ne suis plus du tout la dame de Brazey. Ma vie est loin, au cœur des montagnes d'Auvergne, et je ne suis là que pour deux jours. Et puis, monseigneur Philippe ne me connaît plus j'imagine...
— Monseigneur Philippe ne connaît plus rien du temps de la jeunesse ! mâchonna le faux moine entre ses dents. Vous dites qu'il ne vous connaît plus mais il ne connaît pas davantage sa ville capitale. Il vit en Flandres, loin de nous, et Dijon, si vivante et si fastueuse jadis, devient lentement une bourgade. En vous apercevant, j'ai cru que le bon temps allait enfin revenir mais voilà qu'il n'en est rien. Notre seule raison est de servir de prison à un roi à présent...
1. Voir II suffit d'un amour, tome I.
Frappée par ce reproche du truand qui rejoignait celui de Roussay, Catherine prit une pièce d'or dans son aumônière et la glissa dans la main sale.
— Que savez-vous du roi captif, Jehan ? Que dit-on de lui par la ville ?
— On.ne sait rien... ou si peu ! On dit qu'il est mieux gardé que le trésor de la Sainte-Chapelle, voilà tout !
Jehan se tut soudain. Sous le capuchon poussiéreux, son œil se fit attentif. Un instant il considéra la jeune femme dont le regard soutint le sien.
— Il vous intéresse ? souffla-t-il. Pourquoi ?
Catherine n'hésita qu'à peine. Elle savait depuis
longtemps qu'elle pouvais faire confiance à cet homme, si noire que fût son âme.
— Je suis dame de la reine Yolande, sa mère, et elle m'envoie pour le voir car elle est en peine de lui. Vous qui savez tout, Jehan, dites-moi au moins s'il est toujours vivant ?
— Oh ! pour être vivant, il l'est, ricana Jehan, et s'il lui arrive malheur, ce ne sera pas la faute de messire de Roussay qui le garde et le garde bien car il vaut cher, très cher à ce que l'on dit. Notre duc Philippe compte en tirer une rançon... royale. N'empêche qu'il pourrait bien un de ces jours lui arriver maie mort.
— Que voulez-vous dire ? souffla Catherine.
Jehan des Écus ne répondit pas tout de suite. Un
groupe de trois commères bien en chair portant robes à gros plis, guimpes de toile fine et missels en beau cuir s'avançait d'un pas martial et le faux moine reprit sa voix geignarde et sa supplication mais elles passèrent sans même s'apercevoir de sa présence. Furieux, il cracha sur le sol qu'elles avaient foulé, revint à Catherine.
— Qu'il y a d'étranges hôtes, depuis trois ou quatre jours, dans la taverne de Jaquot de la Mer...
— Il existe toujours aussi, celui-là ?
Renseigner de temps en temps les espions du vicomte-mayeur, cela aide à vivre. Jacquot n'est plus si maigre et, pour lui, une affaire où il y a de l'or à gagner est toujours bonne à prendre.
— Que savez-vous de ces hôtes si étranges ?
— Qu'ils ont justement l'argent facile, qu'ils tiennent avec Jaquot des conciliabules où, d'après une fille qui me veut du bien, le nom de la tour Neuve revient souvent... et que Jaquot a un cousin qui travaille aux cuisines du palais.
— Combien sont-ils ?
— Trois. Et il y en a un qui doit être né de l'autre côté des Pyrénées... Maintenant, il vaudrait mieux vous en aller, dame Catherine. Ça va être l'heure du Salut et mes pratiques pourraient s'étonner d'une si longue conversation. Où habitez-vous ?
— Chez dame Morel-Sauvegrain...
— La nourrice de l'Héritier ? Parfait... Je vous ferai savoir ce que je pourrai apprendre. Dieu vous garde, belle dame !
— Vous aussi... mon frère !
Au-dessus de la tête de Catherine, les cloches se mirent en branle chassant des gargouilles un vol blanc de pigeons. Des gens s'approchaient en effet de l'église, par groupes ou isolés et le marguillier vint ouvrir les portes plus largement. La jeune femme s'éloigna, poursuivie par la voix de Jehan qui avait repris sa psalmodie pleurarde, comme pour un encouragement. La rencontre de cet ami oublié était providentielle car elle apportait des renseignements précieux. Les hôtes mystérieux de la louche taverne qu'elle connaissait trop bien ne pouvaient être que les hommes de Villa-Andrado et du Damoiseau dont le gros de la troupe devait camper quelque part aux alentours de la ville. Et le fait qu'ils aient déjà des intelligences à Dijon était plus inquiétant...
Pressant le pas, Catherine longea le pourpris de la duchesse, non sans jeter un regard plein d'appréhension à la tour Neuve dont la masse carrée s'érigeait puissamment au-dessus des arbres dorés par l'automne, dominée cependant par l'élancement fluide de la Sainte-Chapelle dont la flèche, ceinturée d'or, pointait haut dans le ciel pâlissant. Elle contourna la masse muette de la tour, gagna l'entrée du palais où veillaient, armés jusqu'aux dents, casque en tête et pertuisane au poing, les soldats de la garde ducale.
Il lui fallut parlementer assez longuement pour obtenir que l'un des hommes d'armes consentît à aller prévenir Jacques. Encore ne lui permit-on pas de franchir le corps de garde. De toute évidence Jehan des Ecus avait raison : palais et prisonnier étaient bien gardés !