Elle regarda Vandenesse au fond des yeux.
— Je n'ai que faire, messire, de la tête du Damoiseau ! Seul m'importe le sort de mon époux... du seul homme ici-bas qui puisse réclamer de moi un baiser ! Je ne suis plus la dame de Brazey, baron2!
— J'ai même oublié tout ce qui la concernait. En outre, je suis de celles pour qui votre ressemblance avec monseigneur le duc n'est pas évidente !...
— Elle me gêne autant que vous, Madame ! Aucun homme n'aime à être pris pour un autre ! Quant à la tête du Damoiseau, vous en ferez ce que vous voudrez si Dieu me l'accorde... et je me contenterai d'un sourire !
1. Voir Piège pour Catherine
2. Garin de Brazey, le premier époux de Catherine, avait été exécuté pour rébellion contre le Duc. Voir I'l suffît d'uт amour.
Il s'inclina, s'éloigna vers son cheval qu'un page tenait en bride tandis que Catherine, toujours suivie de Bérenger, aussi muet et silencieux qu'une ombre, se dirigeait vers l'escalier du chemin de ronde avec la curieuse impression de revenir plusieurs mois en arrière quand, sous la pluie incessante d'un printemps désastreux, elle escaladait, le cœur chaviré d'angoisse, les remparts de Montsalvy assiégé par le Loup du Gévaudan, ne sachant jamais très bien quelle horreur nouvelle ses yeux allaient découvrir.
Cette fois elle s'attendait au spectacle annoncé, mais elle en éprouva tout de même un choc pénible : toute la ville basse flambait comme un bûcher de sorcière, souillant d'épais rouleaux de fumée les teintes délicates du ciel automnal. Sans la rivière où se reflétait l'incendie, les hautes flammes eussent dévoré les broussailles de la motte féodale et se fussent lancées à l'assaut du château.
Le regard de la jeune femme fouilla le brasier, cherchant à distinguer un toit, un pignon, une fenêtre : celle de la maison du notaire où elle avait dû abandonner son mari blessé mais tout se fondait dans le cœur ardent du feu. La ville basse, de bois et de torchis, s'en allait vers le ciel par le noir chemin de ses fumées...
L'un des merlons du couronnement parut se dédoubler en une longue silhouette grise qui s'approcha.
— C'est du travail bien fait ! commenta tranquillement Gauthier.
Le Damoiseau a tendu entre nous et lui un beau rideau de flammes à l'abri duquel il a pu se retirer sans hâte excessive et le sire de Vandenesse n'a pas besoin de tant se presser ! Il faudra bien qu'il attende que cela s'éteigne ! Je ne vois pas un trou dans le rideau.
— Il ne peut plus y avoir âme qui vive là-dedans, n'est-ce pas ? murmura Catherine au bord des larmes.
Gauthier de Chazay, étudiant en rupture de Sorbonne promu écuyer de la dame de Montsalvy au hasard d'une bagarre et d'un séjour au Grand Châtelet, haussa les épaules et gratta sa tignasse rousse.
— A moins d'être une salamandre !... mais, soyez tranquille, il n'y avait plus personne. Quand on brûle des gens il est bien rare qu'ils ne protestent pas et je n'ai rien entendu. Pourtant il y a longtemps que je suis là !
Brusquement, la jeune femme tourna le dos au brasier.
— Je veux me rendre compte par moi-même. Allez me seller un cheval, Gauthier !...
— Pour que vous lui rôtissiez les naseaux sans autre résultat que risquer de flamber vous-même ? Certainement pas ! S'il trouve quelque chose, ce grand tranchemontagne de Vandenesse saura bien venir nous le dire ! riposta l'étrange écuyer sans paraître s'apercevoir du froncement de sourcils de sa maîtresse. De toute façon, soyez sans crainte, dame Catherine, j'irai vous le chercher, ce cheval, mais tout à l'heure ! Pour l'instant vous ne pouvez rien faire pour le village.
Bientôt il ne sera plus que cendres. Quant à l'excursion que vous projetez certainement, elle peut attendre une heure ou deux j'imagine.
— Et quelle est, selon vous, cette excursion ?
— Oh, ce n'est pas difficile à deviner, croassa timidement Bérenger d'une voix fêlée par la mue. Nous y pensons tous ! Nous avons tous envie d'aller dans la forêt, au prieuré des Bons Hommes, afin de voir si le frère Landry est rentré car il est bien le seul capable de nous donner des nouvelles de messire Arnaud.
— Reste à savoir si ces démons ne l'ont pas emmené avec eux...
Quoi qu'il en soit, Gauthier, soupira Catherine, j'aimerais que vous ne discutiez pas mes ordres lorsque je vous les donne. Je sais bien que, depuis notre arrivée ici, j'ai positivement cessé d'exister mais je ne suis pas encore complètement stupide et j'aimerais que vous évitiez de me donner cette impression de n'être plus qu'une attardée mentale.
Il y avait des larmes dans ses yeux et cela suffit à jeter le jeune Chazay à genoux, débordant de contrition.
— Vous n'êtes ni stupide ni attardée, s'écria-t-il mais vous avez beaucoup trop souffert. Or, l'angoisse et les pensées claires n'ont jamais fait bon ménage. Alors, fiez-vous plutôt à nous, notre dame !
Vous savez bien que nous serions capables d'aller jusqu'en enfer si nous pensions qu'il était possible d'en ramener votre seigneur époux et, en même temps, un peu de bonheur ! Courage ! C'en est fini de vous ronger dans la réclusion et l'inaction ! Vous allez redevenir vous-même et, bientôt, vous retrouverez vos enfants, vos terres, vos gens.
Cette fois, elle ne put s'empêcher de sourire à la vie qui brillait dans les yeux gris du garçon tandis que, déjà, il se relevait. Les moments d'émotion étaient rares chez Gauthier et quand il s'y laissait aller il semblait les regretter aussitôt. Déconcertée mais un peu rassérénée Catherine le regarda courir le long du chemin de ronde, dégringoler le raide escalier de pierres brutes et galoper vers les écuries. Avec un soupir, elle se détourna, chercha l'épaule de Bérenger, y appuya sa main.
— Eh bien ! fit-elle, remettons-nous-en donc à messire Gauthier!...
La cour se vidait. Les derniers cavaliers du lourd escadron franchissaient le pont-levis abattu qui avait ouvert, dans la muraille grise, une grande ogive de ciel bleu où voltigeait encore une sinistre spirale de fumée noire. Debout sur le perron, les poings aux hanches, dame Ermengarde regardait disparaître la bannière de Vandenesse. A l'approche de son amie, elle tourna vers elle un œil brillant d'excitation.
— On va enfin pouvoir faire quelque chose de plus intéressant que de la tapisserie ! s'écria-t-elle. Et si on allait faire un tour jusque chez le frère Landry ?
Ça doit être possible en pataugeant dans la rivière. Qu'en dites-vous ?
— Que vous avez raison une fois de plus...
Un moment plus tard, les deux comtesses quittaient la rivière et plongeaient avec délices dans la fraîcheur humide de la vieille forêt gauloise embaumée par toutes les senteurs de l'automne. Après la fournaise que l'on avait côtoyée un instant, c'était comme un bain de jouvence dans lequel se détendait le corps et se retrempait l'âme.
Aussi, à mesure que les pas de son cheval traçaient leur chemin sur le tapis d'herbes et de feuilles où pointait parfois le chapeau rose d'un champignon, Catherine croyait-elle sentir se détacher de son corps, comme les squames d'une longue maladie, les morceaux de l'étouffante carapace de silence qui au fil des semaines s'était refermée lentement sur elle.
Tout à l'heure, elle avait découvert avec étonne- ment que ses amis la traitaient avec les précautions et la pitié attentives réservées aux grands malades et qu'en s'éveillant d'un douloureux sommeil qui avait duré un mois, son esprit n'avait pas gagné en agilité. Cela tenait à ce que sa réclusion dans Châteauvillain lui avait paru devoir être éternelle. Mais à présent la vie revenait à grandes bouffées, portée par l'espoir tremblant d'apprendre enfin ce qu'il était advenu d'Arnaud.