Bérenger avait attendu vainement son retour tout l'après-midi et, s'il avait suivi avec plaisir Catherine chez le tailleur, il n'en avait pas moins repris sa faction mais avec un énervement grandissant.
— Mais où est-il ? Où a-t-il pu aller ? répétait-il continuellement.
Sa maîtresse s'était efforcée de le calmer en affichant une tranquillité qu'elle était bien loin d'éprouver. Elle eût donné cher pour être capable de répondre aux questions du page car elle connaissait suffisamment les bas-fonds de Dijon pour savoir qu'un homme pouvait y disparaître, en plein jour et sans laisser de traces, aussi aisément que dans les cours des Miracles parisiennes. Et c'était l'esprit soucieux qu'elle était partie pour la tour Neuve. La nuit qui commençait risquait d'être longue si, à son retour, elle ne trouvait pas Gauthier rentré au bercail car il faudrait bien, alors, se lancer à sa recherche.
On avait atteint le palier. Le soldat qui guidait le faux Alain de Maillet venait de s'arrêter devant une porte armée de rames de fer et d'énormes verrous près de laquelle veillaient deux hommes assis sur des escabeaux, leurs vouges étincelantes appuyées contre la muraille.
Il jeta un mot à travers le guichet grillé qui ajourait la porte et celle-ci s'ouvrit presque instantanément, découvrant l'intérieur d'une pièce d'assez belles dimensions mais dont les fenêtres à meneaux étaient grillées de barreaux si épais et si rapprochés qu'ils ne devaient guère laisser passer de lumière.
L'ameublement en était succinct : un lit simple tendu de serge grise, une large table flanquée de deux bancs et un grand coffre sans ornements. Ni tapis ni tentures. Le seul luxe relatif tenait dans l'étroite cheminée en entonnoir où brûlaient quelques bûches et dans l'échiquier posé sur la table entre les deux personnages assis sur les bancs. Un chien à longs poils dormait, roulé en boule devant la cheminée.
La voix vigoureuse de Roussay accueillit Catherine.
— Quelle surprise, mon cousin ! Quand on m'a fait savoir votre venue, je n'en croyais pas mes oreilles ! Vous, si loin de votre cher Poitou ?
En même temps, il s'était levé et accolait l'arrivant avec de grandes tapes dans le dos qui le firent tousser.
— C'est que j'avais à vous entretenir d'affaires importantes pour notre parentèle, mon cousin et je n'ai que peu de temps... répondit Catherine en se félicitant de ce que le Ciel lui eût accordé un timbre chaud et légèrement voilé plutôt qu'une claire voix typiquement féminine.
Tout en parlant elle ne pouvait détacher son regard de l'autre personnage, resté assis à la table et apparemment plongé dans les combinaisons savantes du jeu d'échecs.
Elle savait son âge, vingt-sept ans, mais en vérité il ne les paraissait guère bien qu'il fût solidement bâti et même un peu trapu. Cela devait tenir au blond attendrissant de ses cheveux, de vrais cheveux de bébé, à la fraîcheur de sa peau et à ses grands yeux, d'un si joli bleu de porcelaine qu'on en venait à oublier qu'ils étaient un peu à fleur de tête.
Mais en dehors de son élégance naturelle, rien dans son aspect actuel n'annonçait un roi : ses vêtements étaient négligés et sa barbe longue. René d'Anjou n'avait prêté aucune attention à l'arrivant, sans doute offensé dans sa dignité royale par ce qu'il croyait être le sans-gêne d'un Jacques de Roussay, osant recevoir des visites privées dans sa cellule.
Pour essayer d'attirer malgré tout son attention, Catherine ajouta :
— Je vous demande mille pardons d'avoir ainsi insisté pour vous voir car j'ai grand-peur d'être importun. Mais, mon cousin... ne pouviez-vous me recevoir ailleurs qu'ici ?
— Nous venions, Monseigneur et moi, de commencer une partie qu'il eût été désagréable d'interrompre. Et vous pensez bien, mon cher Alain, que j'ai d'abord demandé au Roi sa permission. Sire, ajouta-t-il en s'adressant directement au prisonnier, le Roi permet-il que je lui présente mon jeune cousin, Alain de Maillet, qui nous arrive tout droit de sa province ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de le lui dire ?
Enfin, le regard de René d'Anjou se releva, froid et indifférent.
— Faites, messire, faites... mais, je vous en prie, oubliez un instant ma présence. J'étudierai la suite de la partie tandis que vous parlerez en toute tranquillité, assis sur ce coffre par exemple. Ainsi, ajouta-t-il avec une hauteur toute royale, nous ne nous gênerons ni les uns ni les autres.
— Monseigneur est trop bon. Holà, soldat, voyez donc un peu ce que devient ce pichet de Beaune que j'avais ordonné d'apporter et qui ne vient point ? Veillez un peu à ce qu'on le monte à l'instant !
Le soldat se retira tandis que Catherine, dont le profond salut n'avait même pas été honoré d'un regard du prisonnier, suivait Roussay vers le coffre en question. La porte se referma avec le même vacarme de barres et de verrous que tout à l'heure.
Pour mieux s'en assurer, Roussay alla jusqu'au guichet puis.se retournant, sourit à Catherine qui l'observait passionnément...
Alors, d'un élan, elle fut aux genoux du prisonnier, arrachant le gant qui couvrait sa main gauche pour libérer l'émeraude gravée.
— Sire ! chuchota-t-elle, daigne Votre Majesté m'accorder un instant d'entretien car je lui suis envoyée par son auguste mère.
René d'Anjou sursauta. Son regard bleu, effaré, considéra un instant la mince forme verte puis se tourna vers Roussay toujours debout près de la porte.
— Mais... que signifie ?
Le capitaine sourit.
— Que je ne me serais pas permis, Sire, d'introduire chez Votre Majesté un mien cousin, si bon gentilhomme soit-il... et que voici, aux pieds de Votre Majesté, un excellent ambassadeur de Madame la Reine Yolande, votre mère.
— Ma mère ?
— Oui, Sire, dit Catherine chaleureusement, votre mère qui veut bien m'honorer de sa confiance, qui m'a donné cet anneau où vous voyez ses armes... et dont voici le message !
La lettre venait d'apparaître au bout de ses doigts et René s'en emparait avidement, effleurait le sceau d'un coup d'œil, le faisait sauter et dépliait le papier en se penchant vers les chandelles pour mieux lire.
Catherine vit que ses mains tremblaient. C'étaient les premières nouvelles directes que le prisonnier recevait de sa mère depuis des mois et son émotion, presque palpable, touchait la jeune femme.
Quand il eut achevé sa lecture, il en baisa tendrement la signature, replia la lettre et la glissa dans l'ouverture de son pourpoint. Puis, se retournant vers Catherine, toujours agenouillée, il la regarda longue ment sans dire un seul mot mais avec une sorte d'avidité qu'elle ne tarda pas à trouver gênante, tout autant d'ailleurs que sa position inconfortable.
— Sire... commença-t-elle au mépris de tout protocole mais ce seul mot eut un effet magique.
René d'Anjou tressaillit comme s'il s'éveillait d'un songe et rougit.
— Oh ! Pardonnez-moi ! s'écria-t-il en se penchant vers elle pour lui prendre les deux mains et l'aider à se relever. Vous allez me prendre pour un rustre, ajouta-t-il avec un sourire qui lui rendit son âge. Une femme ! Une femme jeune et belle que je laisse à mes pieds!
— Vous savez qui je suis ?
Il se mit à rire et son rire était si clair, si joyeux, qu'il fit reculer la nuit et l'atmosphère lugubre de la tour.
— Le miracle n'est pas grand. Madame la Reine, ma mère, vous annonce, madame de Montsalvy... et vous décrit fort bien, du moins autant que j'en puisse juger sous cet accoutrement. Ne me ferez-vous pas la grâce d'ôter un instant ce camail, ce chaperon afin que je vous voie mieux ? Il y a si longtemps que je n'ai vu de femme belle et ma mère dit que plus belle ne se peut trouver...
— Sire, intervint Roussay inquiet, que Votre Majesté songe que l'on va venir apporter le vin et que dame Catherine doit rester aux yeux de tous ici ce qu'elle a prétendu être en y entrant : mon jeune cousin. Si elle se décoiffait la supercherie ne tiendrait plus.