— Lasse ou pas, il n'est pas question que je m'asseye, fit-elle avec un geste d'impatience. Vous allez venir avec moi au palais et vous indiquerez au capitaine de Roussay l'endroit où l'homme se cache afin que nous nous emparions de lui avant le jour. Allons, venez !
Mais Gauthier se cala plus commodément sur son banc et mit une poignée de châtaignes fraîches dans son poêlon.
— Il vaut mieux attendre le lever du jour et l'ouverture des portes de la ville, dame Catherine.
— L'ouverture des portes ?
— Oui. Le Recteur s'est réfugié hors des murs, au bout d'un faubourg, dans un enclos à l'écart...
— Hors des murs ? En pleine nuit ? Allons donc ! C'est impossible...
— C'est possible et je vous dirai comment si vous voulez bien m'écouter un instant.
Gauthier raconta alors comment, après une longue attente, il avait vu son homme quitter très rapidement le palais et se mettre à courir à travers les rues dans une direction qu'il semblait connaître parfaitement, et qui était celle du nord. En voyant se profiler les murailles, le poursuivant avait bien cru que sa poursuite s'arrêtait là mais le fuyard s'était approché d'une poterne dont le garde devait dormir profondément car il lui avait fallu crier le mot de passe pour l'éveiller, circonstance qui avait permis à Gauthier de l'entendre parfaitement.
Celui-ci avait donc laissé le Recteur sortir de l'enceinte puis, sans laisser au garde le temps de se rendormir, il était arrivé en courant comme s'il cherchait à rejoindre l'homme qui venait de passer. « Ça fait dix minutes que je cours après lui, confia-t-il au factionnaire, si je ne le rattrape pas, il fera demain la plus grande bêtise de sa vie... »
Puis, comme si la chose lui revenait brusquement il avait lancé le mot de passe qui était « Vergy » en ajoutant qu'il valait mieux que le garde l'attende car, sa commission faite, il entendait bien finir la nuit dans son lit à l'abri des bonnes murailles de la ville.
Tout s'était passé comme il l'imaginait. Le garde l'avait laissé passer.
Heureusement la nuit était assez claire et il avait pu apercevoir le Recteur qui était presque au bout d'un faubourg et s'enfonçait dans la campagne, se dirigeant vers un groupe de bâtiments, dominés par la flèche d'une chapelle, qui se trouvaient très à l'écart près d'un boqueteau.
— J'ai vu l'homme y entrer, conclut Gauthier et je suis revenu sans aller jusque-là. Je saurai y retourner bien sûr ; malheureusement j'ignore comment s'appelle ce faubourg et, pour la vérité de mon personnage, je n'ai pas osé le demander au garde de la porte. Quant aux bâtiments, je pense qu'il s'agit d'un couvent. Il y a un vaste enclos ceinturé de hauts murs et, en face du portail sur le bord du chemin, il y a une grande croix de pierre. J'ajoute que l'endroit m'est apparu désolé et assez sinistre.
— Faut-il franchir un ruisseau pour y aller ? demanda Catherine d'une voix si sombre que les deux garçons.la regardèrent avec surprise.
— En effet. L'homme a franchi un petit pont en quittant le faubourg. Il y a un ruisseau qui paraît le ceinturer. Mais vous êtes bien pâle tout à coup ? C'est ce couvent qui...
— Ce n'est pas un couvent. C'est la Maladière... la léproserie si vous préférez. Si c'est là que Jacquot de la Mer cache ses voyageurs compromettants, la cachette est bonne car nous aurons toutes les peines du monde à convaincre les soldats d'y aller. Et il faut que les hommes du Damoiseau soient bien déterminés - et bien payés - pour avoir accepté pareil endroit. Il est vrai que le logis des ladres et celui de ceux qui les soignent sont nettement séparés, mais tout de même !...
Une nouvelle vague de souvenirs venait de surgir dans la mémoire de Catherine, des souvenirs qui étaient parmi les plus affreux et que ce mot de léproserie, par elle prononcé cependant, avait été remuer dans les profondeurs obscures où elle s'était toujours efforcée de les tenir1. Pour mieux les repousser, elle saisit le gobelet plein que Gauthier avait posé sur la pierre de l'âtre et le vida d'un trait. Le vin coula en elle comme une flamme et rejeta à leur abîme les ombres sinistres du passé: Elle passa sur son front sa main qui lui parut curieusement froide puis regarda tour à tour les deux garçons : Bérenger, les bras noués autour de ses genoux, sa brune figure figée d'horreur, et Gauthier qui rêvait, le regard perdu dans les flammes. Il fallait secouer cette torpeur...
1. Voir Belle Catherine.
— Vous ne saviez pas ce que c'était que cet enclos, dit-elle enfin en s'efforçant d'affermir sa voix, pourtant vous disiez qu'il fallait attendre le jour pour y aller chercher le Recteur. Pourquoi donc ? La nuit, la surprise joue mieux.
— Peut-être mais il faut investir complètement un domaine important et il est toujours possible, à la faveur de l'obscurité, qu'un fugitif franchisse un mur, rampe dans l'herbe, s'éloigne. De jour, rien ne peut filtrer. En outre, une troupe armée, dans la nuit, fait du bruit.
L'alerte est facilement donnée alors qu'il est courant de voir, le jour, une troupe de soldats quitter une ville... Néanmoins, nous irons, dès à présent, en discuter avec votre ami le capitaine...
Découragée, la jeune femme haussa les épaules.
— À quoi bon ? Les soldats les plus courageux s'épouvantent quand on parle de la Maladière. C'est un lieu maudit où règne l'affreux mal. S'il suffisait, encore, de l'entourer pour empêcher que l'on en sorte, cela serait possible. Mais pour en tirer le Recteur et sans doute quelques autres, il faudra bien y entrer... et alors...
— Les truands en cavale et les hommes du Damoiseau y entrent bien, eux ! Votre capitaine sera peut- être aussi courageux qu'eux et pourra peut-être réunir quelques hommes déterminés ? En tout cas, il y aura moi !
— Et moi... chevrota Bérenger en écho d'une petite voix frêle qui s'efforçait courageusement de surmonter sa frayeur.
— Parfait ! Alors, dame Catherine, si nous voulons attaquer à l'aube, il faut se décider maintenant. Allons toujours voir jusqu'où va le courage de votre ami...
Il allait assez loin Dieu merci ! Ce qui s'était passé dans la tour Neuve était trop grave pour que Roussay permît au coupable de lui glisser entre les doigts et dans ce cas il n'était pas question qu'aucun de ses hommes refusât de faire son devoir. D'ailleurs, le capitaine ne leur avait guère laissé le choix.
— Ceux qui reculeront seront pendus ! se borna- t-il à déclarer à ses soldats, plus morts que vifs quand ils surent qu'il s'agissait de fouiller la Maladière. Mais, en chef soucieux de la santé de sa troupe, il fit faire, dans la cour des cuisines, une distribution générale de linge à nouer sous le nez et de vinaigre pour les imbiber.
Deux heures plus tard le Recteur et quelques-uns des truands qui transformaient les rues nocturnes de Dijon en coupe-gorge étaient arrêtés (non dans l'enclos des lépreux d'ailleurs mais dans la ferme mitoyenne qui assurait aux malades la subsistance), enchaînés et menés sous bonne garde à la prison pour y attendre un jugement qui n'allait pas manquer d'être expéditif.
Ce jour-là, le cabaret de Jaquot de la Mer, plus maison close que jamais, n'ouvrit même pas ses volets. Une simple pancarte vint décorer la porte annonçant que, pour cause de funérailles en province, l'établissement serait fermé quelques jours. On n'est jamais trop prudent !
CHAPITRE V
Un voyage aux Enfers
Théâtre habituel des exécutions à Dijon, la place du Morimont avait toujours présenté un visage aussi étrange que sinistre. Cela tenait au déplaisant matériel installé en permanence au centre de ce large espace de terre battue, taillé en biseau comme un couperet de guillotine. Au plein milieu de la place, face à l'hôtel des abbés du Morimont, puissante abbaye du diocèse de Langres, s'élevait l'échafaud proprement dit, plate-forme rectangulaire élevée de deux mètres au-dessus du sol et à laquelle on accédait par deux échelles.