Peut-être parce que, en poursuivant sa méditation, il ne parvenait pas à en détacher ses yeux, Amandine dut sentir le poids de ce regard, se détourna et, un instant, le sien dur et gris comme pierre croisa celui du jeune homme. Elle dut le reconnaître car, très vite, elle tira son capuchon sur son front, glissa derrière son voisin et disparut, cachée par un énorme chaperon rouge qui ressemblait à une citrouille trop mûre.
Les cloches soudain cessèrent de sonner.
— Est-ce que ce n'est pas bientôt fini ? hoqueta la voix décolorée de Bérenger qui non seulement fermait les yeux de toutes ses forces mais s'enfonçait les doigts dans les oreilles. J'aurais bien dû rester avec dame Catherine et te lais...
En dépit de ses précautions, il se tassa un peu plus sur lui-même et poussa un gémissement en écho à l'épouvantable hurlement qui éclatait : empoignant le malheureux Philibert, Arny Signait et ses aides venaient de le précipiter dans la chaudière...
La foule, elle aussi, parut se recroqueviller. Le cheval de Roussay s'agita tandis que les bourreaux s'en allaient prendre possession du second condamné.
— C'est maintenant ou jamais !... souffla Gauthier qui, devenu aussi gris que son pourpoint, transpirait à grosses gouttes comme s'il eût pu sentir la chaleur du brasier.
Mais rien ne se passa, rien ne vint qu'un second hurlement plus terrible peut-être encore que le premier et une écœurante odeur de friture : Robert de Sarrebruck n'avait pas estimé son complice suffisamment important pour tenter un coup de force et l'arracher à cette mort abominable.
— C'est bien ce que je pensais, marmotta Gauthier pour lui-même, le Damoiseau n'en a pas fini avec l'occupant de la tour Neuve et il préfère ne pas révéler sa présence...
Les cris inhumains s'étaient tus et Gauthier, descendu de son piédestal, se pencha vers Bérenger en lui tapant sur l'épaule.
— Tout est fini, à présent, dit-il. Nous allons pouvoir partir... Ce n'est pas facile, hein, mon fils, de se faire un estomac d'homme ?
ajouta-t-il avec un sourire encourageant en constatant la mine verdâtre du gamin. Mais quand tu seras chevalier et que tu iras à la guerre, tu en verras bien d'autres...
— A la guerre on ne fait pas bouillir les prisonniers !
— On leur fait quelquefois pire ! As-tu oublié Montribourg... et les exploits du capitaine la Foudre ?
Bérenger préféra ne pas relever l'allusion. Son ami, il le savait, détestait Arnaud de Montsalvy que lui même reconnaissait pour son seigneur mais dont il déplorait la conduite présente sans trop le condamner cependant. Mieux valait changer de sujet de conversation et l'enfant s'efforça de sourire.
— Je suis prêt ! fit-il en se relevant. Allons-nous- en...
C'était plus facile à dire qu'à faire, la foule n'avait pas bougé d'un pouce car le spectacle, en effet, n'était pas terminé. Il fallait encore voir maître Signart et son premier valet grimper sur l'échafaud voisin de la cuve avec de longues gaffes pour en tirer les corps boursouflés des suppliciés qu'il devait, à présent, conduire aux Grandes Justices, sur la route de Beaune, au-delà de la porte d'Ouche, pour les accrocher au gibet et les y laisser pourrir pour la plus grande édification des passants.
Les deux garçons s'apprêtaient à prendre leur mal en patience quand l'un des nuages noirs, que le vent chassait depuis le matin pardessus les toits pointus de la ville, creva subitement, déversant sur la foule une pluie glaciale et rageuse qui la mit en mouvement. Cela créa une énorme bousculade qui bloqua Gauthier et Bérenger contre leur parapet, les obligeant à attendre sous l'averse dont il leur était impossible de se protéger. Et ils ne virent pas la petite troupe, marchant sur la rive boueuse de la rivière, qui s'approchait d'eux à l'abri du muret de pierre...
Au moment précis où la pression de la foule se relâchait et où ils allaient enfin pouvoir s'en aller, ils basculèrent brusquement en arrière, happés sournoisement par des mains invisibles et brutales qui les réduisirent rapidement à l'impuissance.
Un instant plus tard, sans que personne se fût aperçu de rien, on les emportait, comme de simples paquets vers une destination mystérieuse...
Pour rien au monde Catherine ne fût allée assister au barbare spectacle du Morimont. En outre, devinant comment Bérenger réagirait en face de la mort proposée sous un aspect aussi atroce, elle avait tout fait pour l'empêcher de suivre Gauthier. Mais le page, devinant que son ami avait une raison sérieuse de s'y rendre et, supposant que cette raison pouvait amener un danger, n'avait pas voulu le laisser partir seul. Catherine avait dû s'incliner.
Pour sa part, il lui fallait encore s'occuper des affaires de son oncle avant de quitter Dijon. La santé de l'ancien drapier venait, en effet, de donner des inquiétudes à son entourage ; après quarante-huit heures de quasi-euphorie, le malade était tombé dans une sorte de prostration.
Son appétit avait disparu, il refusait toute nourriture et durant plusieurs jours, Catherine avait bien cru qu'il ne survivrait pas.
Cela n'avait été, heureusement, qu'une alerte. La solide constitution de Mathieu l'avait sauvé une fois de plus ainsi que les soins attentifs de Bertille qui, décidément, s'attachait chaque jour un peu plus à son malade. Au point que Catherine en vint à se demander si un mariage ne serait pas possible entre ces deux-là, ce qui représenterait pour tout le monde la meilleure solution.
Le jour de l'exécution, la jeune femme s'était rendue hors de la ville dans l'une des métairies appartenant à son oncle pour y régler un différend. Cela lui avait permis de constater que les affaires Gautherin n'avaient pas souffert du passage d'Amandine La Verne car, souhaitant en devenir seule maîtresse, l'aventurière les avait menées avec habileté. La fortune du maître-drapier sortait intacte de l'aventure.
Aussi, en rentrant de son expédition, Catherine avait-elle décidé d'en finir avec l'avenir de son oncle et de régler la question le soir même avec lui, Bertille et Symonne. A cause de Mathieu elle avait prolongé plus qu'elle ne le souhaitait son séjour à Dijon et elle était un peu lasse d'avoir à s'occuper de tant de gens alors que ses propres affaires étaient en si mauvais état. Lorsqu'elle avait quitté Châteauvillain, Arnaud n'avait que peu d'avance sur elle et si elle n'avait eu à voler au secours du roi captif, s'il ne lui avait fallu arracher son oncle à la mort et le remettre sur le bon chemin menant à une paisible vieillesse, elle aurait pu, elle en était certaine, rattraper son époux, avoir avec lui une nouvelle explication, même violente mais en finir avec les malentendus, les jalousies, les rancœurs.
Elle se sentait assez forte pour lui ouvrir les yeux et l'arracher au mirage trompeur de la fausse Jehanne d'Arc car, ayant vécu plusieurs jours dans l'intimité de la Pucelle, elle possédait les moyens de dissiper toute équivoque et d'obliger l'aventurière à lever le masque. À cette heure, tout serait peut-être rentré dans l'ordre et peut-être cheminerait-elle auprès de son époux retrouvé avec la hâte de tendres parents avides de passer les fêtes de Noël avec leurs enfants... Mais Dieu seul savait où se trouvait Arnaud à cette minute ! Dieu... ou peut-être bien le Diable.
Lorsqu'elle pensait à son époux, Catherine démêlait mal ses sentiments profonds. Certes, elle l'aimait toujours car son amour était de ceux qui ne passent qu'avec la vie mais son sentiment n'avait plus la pureté intransigeante des premières années. La jalousie, la révolte en face de la cruauté d'Arnaud, la rancune pour son manque de confiance s'y mêlaient à la pitié que peut ressentir une mère pour son enfant malheureux. Arnaud avait échappé à la mort mais dans quel état ses terribles blessures avaient-elles laissé son corps... et son âme ?