C'était cela surtout que Catherine avait hâte de constater, c'était cela qu'elle voulait aller chercher en Lorraine.
Or, dans quelques jours, Symonne Morel allait quitter Dijon avec ses enfants et une partie de sa maisonnée pour rejoindre à Lille la duchesse Isabelle et son époux qui réclamaient sa présence pour les fêtes de la Noël. Catherine comptait faire une partie du chemin avec elle afin de profiter de son escorte jusqu'aux marches de Lorraine. Il fallait donc en finir au plus tôt avec les soucis que lui causait son oncle.
— Ce soir même, je parlerai à Symonne ! se promit-elle.
En mettant pied à terre devant la belle arche de pierre « en accolade » qui marquait l'entrée de la maison, elle vit justement Bertille debout sur le seuil. Protégée par une grande mante noire de l'aigre courant d'air qui remontait la rue, la gouvernante de Symonne semblait attendre quelque chose et fouillait des yeux les ombres grandissantes du soir. Elle devait être là depuis un moment car son nez était tout rouge et elle frottait ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer.
Laissant sa mule au valet qui l'avait escortée, Catherine s'avança vers elle.
— Que guettez-vous là, dame Bertille ? J'espère que ce n'est pas de moi que vous êtes en peine ?
— Non, madame la comtesse, ce n'est pas de vous encore que je sois heureuse de vous voir de retour, mais c'est de vos deux garçons, l'écuyer et le page ! On ne les a pas revus de toute la journée, pas même pour le repas de midi auquel cependant ils tiennent fort l'un et l'autre.
— Ils ne sont pas encore rentrés ? Mais est-ce que cette exécution à laquelle ils ont voulu se rendre n'avait pas lieu ce matin d'assez bonne heure ?
— Naturellement ! Bien avant l'heure de prime1 maître Signart avait écumé son pot-au-feu et ces affreux mécréants avaient fait leur entrée chez leur maître Lucifer. Mais moi je n'ai vu revenir personne.
— Enfin, où peuvent-ils être ?
1 Midi.
— Dieu m'est témoin que je l'ignore ! J'ai envoyé à leur recherche jusqu'au Morimont. Or les valets sont revenus sans avoir trouvé la moindre trace. J'avoue que j'espérais un peu qu'ils étaient allés à votre rencontre. Mais vous voilà seule.
— Vous êtes bonne de prendre tant de soin de ces deux garnements, s'écria Catherine mécontente. Mais je vous supplie de rentrer. Vous allez prendre froid et leur faute n'en serait que plus lourde.
— Vous n'êtes pas inquiète ?
— Mon Dieu non. Gauthier est un garçon aventureux qui adore promener son grand nez dans les endroits les plus insolites et Bérenger le suit comme son ombre. Allons, venez ! Ils finiront bien par rentrer.
Suivie de Bertille qui maugréait entre ses dents sur les inconséquences de la jeunesse, Catherine entra dans la maison, alla embrasser son oncle et lui rendre compte de sa mission puis regagna sa chambre afin de faire un peu de toilette avant l'heure du souper.
Mais quand la nuit fut close et que les valets sonnèrent l'eau avant de passer à table, elle commença à s'inquiéter car les deux garçons n'étaient toujours pas revenus.
Le dîner fut lugubre. En dépit des efforts de Symonne pour la rassurer, alimenter la conversation et engager son invitée à faire honneur à sa cuisine, Catherine prit seulement un peu de bouillon. A mesure que le temps coulait, sa gorge se contractait un peu plus refusant tout passage à un aliment solide. Et ce fut avec un soupir de soulagement qu'elle quitta la table confortablement installée devant le feu qui flambait et où il eût fait bon s'attarder si l'inquiétude n'avait habité son esprit.
— Voulez-vous que j'envoie chez messire de Roussay ? proposa Symonne. Je vous vois tellement tourmentée, ma pauvre amie, que j'ai peur de cette nuit que vous allez passer si ces deux garçons ne reparaissent bien vite.
— Cela ne servirait à rien. Nous ignorons où chercher. Et puis que peut-on faire en pleine nuit ? Enfin, j'espère encore les voir revenir d'un instant à l'autre.
— En tout cas, s'ils ne sont pas ici à l'aube, j'enverrai chez messire Pierre Girarde, le prévôt de la ville, pour qu'il ordonne des recherches.
Après tout ce sera davantage de son ressort que de celui de la garde du palais.
Les deux amies s'embrassèrent puis chacune rentra chez elle.
L'oncle Mathieu, dûment réconforté par le petit repas fin que lui avait servi sa chère Bertille, dormait déjà comme un bienheureux.
Chez elle, Catherine alla ouvrir les volets de bois, peints de feuilles et de fleurs, qui protégeaient sa fenêtre et se pencha au-dehors. Les ténèbres de cette nuit l'attiraient comme un aimant. La rue ressemblait à un puits. Il avait plu au moment de la tombée de la nuit et, des grands toits pointus qui se découpaient sur le ciel à peine moins noir, des gouttes d'eau crépitaient encore dans les flaques avec un bruit lancinant.
Il faisait froid. Pourtant la jeune femme avait l'impression d'étouffer... Sans refermer sa fenêtre, elle se retira dans l'intérieur de la chambre pour délacer sa robe, ouvrir sa gorgerette, sans néanmoins se résoudre à se dévêtir. Elle savait qu'il lui serait impossible de dormir tant qu'elle ne serait pas fixée sur le sort de ses jeunes serviteurs, surtout sur celui de Bérenger qui n'était encore qu'un enfant, après tout, et auquel l'attachait une affection quasi maternelle.
Et l'angoisse à présent s'emparait d'elle. Sachant combien elle se tourmentait toujours pour son page, Gauthier n'aurait jamais permis qu'elle vécût ces heures inquiètes si quelque chose n'était arrivé...
quelque chose de grave ! Mais quoi ?...
Se souvenant brusquement que les marguilliers de Saint-Jean avaient déjà sonné le crève-feu et que sa fenêtre éclairée, largement ouverte sur la nuit, faisait risquer une amende à son hôtesse, elle se pencha pour souffler sa chandelle quand quelque chose siffla dans l'air et vint retomber avec un bruit sourd sur le plancher de sa chambre.
Elle se baissa vivement et ramassa une pierre, de taille moyenne, autour de laquelle un papier était attaché mais, tandis qu'elle déroulait l'étroite bande blanche, ses mains se glacèrent et son cœur se mit à cogner lourdement dans sa poitrine comme si elle pressentait qu'il y avait là un malheur.
Le texte, tracé d'une grosse écriture maladroite mais parfaitement lisible, était bref. Quelques lignes seulement. Si terribles cependant qu'elle dut s'asseoir pour en assimiler le sens.
« Si vous voulez revoir vos gens vivants et entiers, suivez le messager qui vous attend dans la rue. Sortez de la maison discrètement, sans prévenir personne et surtout ne vous avisez pas de faire capturer le messager et d'essayer de le faire parler. Il est muet et ne sait pas écrire. Si, dans une heure, vous ne nous avez pas rejoints, seule, on tranchera une main à chacun des garçons, puis l'autre si vous tardez encore... puis la tête. Hâtez-vous !... »
Un sanglot se noua dans la gorge de Catherine. Accablée, et comme si l'on venait de la frapper au ventre, elle se plia en deux sur son siège jusqu'à ce que sa poitrine touchât ses genoux, luttant contre une nausée subite. Au cœur de cette maison amie, elle se sentait tout à coup affreusement seule et désarmée, affrontée qu'elle se trouvait une fois encore à l'impitoyable monde des hommes avec pour seules défenses ses faibles mains de femme, son cœur de femme. Qu'allait-on encore exiger d'elle contre la vie et la liberté de ses jeunes compagnons ? Et qui était cet « on » au visage de ténèbres que l'anonymat faisait terrifiant ?...
La nausée passa. Un effort remit Catherine debout. Elle n'avait pas de temps pour s'apitoyer sur elle- même. Il lui fallait se hâter, se hâter pour que d'autres n'eussent pas à souffrir de sa faiblesse.
D'un pas encore tremblant, elle alla jusqu'à la fenêtre fouillant des yeux l'ombre dense qui, tout à coup se fragmenta en une ombre plus noire encore mais qui agitait quelque chose de clair, un chiffon blanc sans doute... Le messager était bien là. Sachant qu'on la voyait parfaitement Catherine fit signe qu'elle descendait, rajusta ses vêtements, prit son grand manteau noir à capuchon, s'y ensevelit et souffla sa chandelle.