Mais Bérenger, lui, était déjà parti en criant : « J'y vais ! » et courait vers l'incendie de toute la vitesse de ses jeunes jambes.
Follement, Catherine essaya de se lever pour le suivre, luttant contre Gauthier.
— Vous vous occuperez de moi plus tard... Je sais bien que j'ai la fièvre mais... le Roi René... ils l'ont fait évader et l'emmènent vers une embuscade où de faux soldats bourguignons vont l'abattre L.
C'est donc ça ? murmura Jehan des Ecus. Lorsque nous avons passé le pont de l'Ouche, j'ai cru voir une barque chargée d'hommes qui glissait le long du rempart...
Déjà, Jacques de Roussay arrivait, remorqué par Bérenger. En quelques mots Catherine le mit au courant de la catastrophe suspendue au-dessus de sa tête. Un juron, trois questions sur le temps écoulé, le nombre d'hommes et la direction suivie - « la route de Langres » précisa Catherine - et il tournait les talons en criant :
— Je vais vous laisser deux hommes pour trouver un bateau et vous ramener à l'hôtel Morel-Sauve- grain... Si je suis encore vivant, j'irai vous y rejoindre au retour.
Catherine l'entendit rameuter ses hommes. Ils surgirent de partout, quittant la surveillance du brasier dans lequel ils avaient enfermé les ribauds, et sans doute Amandine. La ligne des archers se rompit. Les soldats coururent vers les chevaux attachés aux arbres du boqueteau.
Tous sautèrent en selle et, à la suite de Jacques qui éperonnait sauvagement son cheval en hurlant : « En avant, Bourgogne ! », le lourd escadron s'ébranla, quittant le moulin en feu, dans un galop qui fit trembler la terre...
Épuisée, Catherine referma les yeux, laissant sa tête aller sur le bras de Gauthier. Les douleurs qui la ravageaient semblaient se faire plus cruelles encore... Un instant il n'y eut plus autour d'elle que le ronflement du brasier, la chanson des moulins et le bruit du vent dans les branches... Les dernières plaintes des mourants s'étaient tues...
Catherine et ses amis se retrouvaient seuls au centre d'un univers de mort...
Et puis, quelque part, la cloche d'un couvent sonna matines. Une autre lui répondit et puis une autre, et encore une autre... Il y eut un bruit de rames frappant l'eau et le glissement soyeux d'une barque dans le courant. Mais lorsque Gauthier voulut soulever le corps martyrisé de Catherine pour le porter dans le bateau qu'amenaient deux des soldats de Roussay, la douleur que la jeune femme éprouva fut si forte qu'à nouveau elle perdit connaissance...
Elle ne la retrouva qu'un instant, au creux du lit chaudement bassiné où Symonne et Bertille l'avaient couchée mais ce fut pour plonger dans un autre enfer, celui du délire et des fantasmes terrifiants du cauchemar au fond duquel l'entraînait la fièvre violente qui à présent se déclarait...
Elle ne vit pas, au petit matin, Jacques de Roussay, déchiré, couvert à la fois de poussière et de sang, une longue balafre ouverte dans la joue droite, venir lui dire que tout était rentré dans l'ordre, que René d'Anjou bien vivant venait de regagner la tour Neuve.
— De sa propre volonté, d'ailleurs ! confia-t-il à Symonne. Quand nous sommes tombés sur le Damoiseau et sa bande, dont une partie campait dans les bois de Clanay, il aurait fort bien pu s'enfuir à la faveur de la bataille. Mais il n'en a rien fait. Tout au contraire il a combattu avec nous et, quand force nous est restée, il est revenu vers moi et m'a dit simplement : Je crois que vous m'avez sauvé la vie, capitaine. A présent il vous reste à me ramener à Dijon. » Et comme je m'étonnais, il a haussé les épaules, ajoutant : « Je serais un ingrat si je vous envoyais à l'échafaud pour m'avoir laissé fuir. En outre, je vous rappelle, chose que vous avez paru oublier bien souvent, que je suis prisonnier sur parole bien plus que de vos verrous. Un chevalier n'a qu'une parole. À plus forte raison un Roi... »
— Si j'ai bien compris, dit Gauthier, vous avez eu affaire à toute la bande du Damoiseau ? Comment avez-vous pu en venir à bout avec si peu d'hommes ?
J'ai pris en passant les garnisons de la porte Guillaume, de la porte au Fermerot, de la porte Saint- Nicolas et aussi celle du châtel de Norges.
Ça a été très suffisant. Nous avons fait bonne boucherie de ces mécréants dont certains osaient porter les couleurs de Bourgogne.
Malheureusement quelques-uns nous ont échappé et ont pu prendre la fuite...
— Et... le Damoiseau ?
Un large sourire que la blessure fit grimacer illumina le visage saignant du capitaine.
— Captif ! Ficelé, troussé comme un poulet avec une bonne longueur de chaîne. On l'a ramené discrètement à Dijon et demain, je l'envoie dans un chariot fermé et sous bonne escorte en Lorraine...
— Pourquoi en Lorraine ? Vos prisons ne vous paraissent-elles pas suffisantes pour le garder ?
— Ce n'est pas cela : je ne veux pas le garder parce que je ne veux pas que l'on sache que mon prisonnier a pu quitter sa tour, même un petit moment. Et puis je dois bien cela à monseigneur René d'Anjou : le damoiseau de Commercy était son prisonnier à lui et il lui a faussé compagnie. A présent il regagne sa prison, tout rentre dans l'ordre !
Un bon gros pot de vin me ferait bien plaisir, dame Symonne... et je connais peu de maisons où il y en ait de meilleur !
La belle nourrice sourit et s'empressa :
— Je suis sans excuse, Jacques ! Mais ce que vous disiez était si passionnant !... On va vous servir dans l'instant et aussi laver cette blessure... Venez avec moi jusqu'à la grand-salle...
Comme elle ouvrait la porte, un sanglot monta du lit où Catherine, un instant silencieuse, reprenait le cours de son rêve douloureux.
Instantanément, Gauthier et Bérenger furent près d'elle. Ses lèvres étaient sèches et brûlantes. Tandis qu'à l'aide d'un tampon de charpie, Gauthier les humectait avec un peu d'infusion de tilleul, une plainte s'en échappa.
— Arnaud !... Arnaud, je reviens... ne t'en va pas... Attends-moi, mon amour !.... attends-moi... Je veux rentrer... à la maison !
Un flot de larmes s'échappa des yeux mi-clos tandis que, dans la masse dénouée des cheveux blonds, la tête de la malade se mettait à rouler dans tous les sens, comme pour chasser quelque chose. Les yeux bruns de Bérenger cherchèrent ceux de son ami.
— Reverra-t-elle jamais Montsalvy... et les petits ? balbutia-t-il d'une voix que les larmes enrouaient.
L'ancien étudiant haussa les épaules avec accablement.
— C'est le secret de Dieu mais j'ai peur que la guérison, si elle vient, ne soit longue. Et l'hiver sera bientôt là-Comme pour lui donner raison, la première neige se mit à tomber sur Dijon...
Deuxième partie
L'ouragan sur la Flandre
CHAPITRE VI
La fausse Jehanne
L'hiver vint comme un envahisseur. En quelques heures, villes et campagnes s'habillèrent de silence immaculé. Le vent courut à travers les branches pour en détacher les dernières feuilles. Le ciel devint brume incertaine et rejoignit la terre...
Les portes des maisons couronnées de fumée grise se fermèrent frileusement. Les fenêtres se calfeutrèrent et chacun s'installa au coin de l'âtre flambant pour y attendre dans l'assoupissement du corps, la paix du cœur et la crainte de Dieu que le premier chant d'une alouette réveillât la nature et ramenât le temps des labeurs nourriciers. Mais, dans les taudis et les cabanes où se terraient les pauvres, la misère se fit plus noire et la mort s'embusqua patiemment...
Comme tant d'autres, Catherine aurait pu demeurer au creux de la douillette maison de Symonne Sauvegrain pour y attendre que le printemps lui permît de reprendre sa route sans trop de danger. Elle aurait pu apaiser doucement les douleurs de son corps ravagé, panser la blessure de son âme ulcérée de honte et de dégoût. Elle aurait pu, en effet... mais elle n'en avait rien fait. Quinze jours après l'horrible scène du Moulin-Brûlé elle quittait Dijon et, sans autre escorte que Gauthier de Chazay et Bérenger de Roquemaurel, prenait le chemin du nord...