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La fièvre violente qui s'était emparée d'elle lorsqu'on l'avait ramenée n'avait duré que quarante- huit heures. À l'extrême surprise de ses amis, et plus encore du discret médecin que Symonne avait appelé à son chevet, Catherine trois jours plus tard ouvrait les yeux et considérait d'un regard lucide la fenêtre aux vitres de laquelle le givre avait mis une dentelle.

Sa première sensation fut d'un certain bien-être. Elle se sentait lasse et soulagée tout à la fois comme si, après avoir longuement lutté contre les vagues furieuses d'une tempête, elle s'éveillait à l'aube d'un jour paisible, sur la grève où la dernière l'avait jetée... Mais la conscience revint et, avec elle, la mémoire.

Le bruit de ses sanglots réveilla Gauthier qui, après l'avoir veillée toute la nuit, dormait sur des coussins jetés devant la cheminée.

Relevé d'un bond, il la regarda d'abord pleurer avec une sorte de stupeur, prit son poignet pour y chercher le pouls et en garda un instant sous son doigt le battement redevenu si vite et si miraculeusement régulier. D'abord incrédule, sa joie éclata.

— La fièvre est partie ! Vous êtes sauvée, dame Catherine... sauvée ! Dieu nous a entendus !...

Alors seulement il parut s'apercevoir qu'elle pleurait. Vivement, il posa sa main sur le front crispé.

— Non..., fit-il sans se rendre compte que sa voix se chargeait de tendresse, non, il ne faut pas pleurer mais se réjouir car vous nous revenez des portes de la mort dont nous avons bien cru qu'elles allaient s'ouvrir pour vous ! La vie a été la plus forte.

— Ma vie est finie !...

Il se laissa tomber à genoux près du lit.

Votre vie est... oh non ! Il ne faut pas dire cela ! Sinon vous allez nous mener au désespoir, Bérenger et moi, puisque c'est à cause de nous que vous avez subi le martyre ! Je vous en supplie, essayez de n'y plus penser, essayez d'oublier.

— Je ne pourrai jamais oublier...

Elle s'était retournée contre le mur, refusant de bouger car un simple regard, même affectueux, lui était insupportable. Elle se sentait souillée jusqu'à l'âme, lépreuse, misérable comme si son corps écartelé était encore exposé à la vue de tous. Elle repoussait la pitié, la vie même et surtout le souvenir affolant de ses enfants, de son époux dont elle oubliait à présent les crimes pour ne plus voir que sa propre honte.

Comme elle refusait même de se nourrir espérant simplement qu'une faiblesse grandissante la mènerait doucement à cette mort qui n'avait pas voulu d'elle, Symonne, sans rien dire, sortit un soir puis revint accompagnée d'une femme déjà âgée qui portait avec assurance, sous une coiffe brodée et de beaux cheveux gris, le visage le plus serein et le plus aimable qui soit.

En quelques mots, dame Morel vida la chambre des ombres désolées qui l'occupaient puis, demeurée seule avec sa compagne, elle s'approcha du lit sur lequel elle se pencha.

— Catherine, chuchota-t-elle, je vous amène une amie... une amie capable de vous comprendre. Elle est sage-femme et elle souhaite vous examiner afin de vous dire, sûrement, ce qu'il en est de votre vie de femme. Car c'est cela, n'est-ce pas, qui vous ronge ?...

Le visage qui se retourna vers elle était à la fois blême et si marqué par les larmes qu'il en était méconnaissable. Les lèvres gonflées y tremblaient mais les paupières en demeuraient obstinément closes comme si Catherine craignait de lire sa honte sur le visage de son amie.

— Ma vie de femme ? balbutia-t-elle. Oh, Symonne, comment pouvez-vous...

Dites-lui plutôt pourquoi je peux la comprendre, coupa la nouvelle venue. Dites-lui que je suis de Sablé et que voici vingt ans, quand les Anglais sont entrés dans ma ville, j'ai été violée par une compagnie entière. Dites-lui que j'ai failli en mourir mais que j'ai eu la chance de rencontrer une matrone adroite et compatissante. Elle m'a soignée et, du même coup elle m'a donné le goût de porter secours à toutes celles qui ont à souffrir des violences des hommes. Et Dieu sait s'il y en a dans notre siècle de misère !...

— Mais je ne veux pas vivre, je veux mourir !...

— Pourquoi ? Pour qui ? Votre vie ne vous appartient pas. Vous n'avez pas le droit d'en disposer.

— Dieu pardonnera !

— Dieu n'a rien à voir là-dedans ! Vous avez une famille. C'est à elle que vous appartenez il me semble ?

— Ma famille ?... murmura Catherine amèrement mais en luttant visiblement contre les larmes qui lui venaient encore.

Du fond de son chagrin, Montsalvy, son petit monde actif et courageux, sa terre, sa maison et tous ceux qui lui étaient si chers lui apparaissaient comme un paradis perdu dont les portes ne s'ouvriraient plus jamais pour elle. L'ange à l'épée flamboyante chargé d'en interdire l'accès avait le visage fermé d'Arnaud...

Néanmoins, pour faire plaisir à Symonne, elle consentit à se laisser examiner par cette femme dont on lui dit qu'elle s'appelait Prudence et dont les mains, comme la voix, possédaient une attentive douceur.

L'examen se révéla plus satisfaisant qu'on ne pouvait s'y attendre.

Prudence, avec l'adresse d'une bonne ménagère, recousit ensuite, à l'aide d'un fil de soie, une déchirure et bien que la petite opération fût douloureuse, Catherine l'endura sans une plainte, heureuse au contraire de cette souffrance qui selon les concepts déviés de son esprit troublé rachetait un peu l'immense faute qui cependant n'était pas sienne.

Quant aux irritations internes qui se traduisaient par des brûlures et des démangeaisons, l'application d'un baume à base de graisse de mouton et de plantes macérées dans du vin vint y apporter un soulagement appréciable.

— C'est celui qui m'a soignée jadis, expliqua la sage-femme à sa patiente. Il a fait merveille. Mettez-en durant les quelques jours au lit qui vous sont nécessaires et vous redeviendrez vous-même.

— C'est impossible ! fit Catherine, butée.

— Que non ! Vous verrez : le temps arrange bien les choses. La Noël approche. C'est la fête de la joie et Dieu dans sa miséricorde saura bien vous en apporter votre part. Un jour, vous oublierez vos... blessures de guerre ou, tout au moins, vous les ramènerez à ce qu'elles sont : un accident dont vous garderez le secret.

Catherine en effet guérit à une surprenante vitesse, dont une part revenait indéniablement à sa jeunesse et à sa belle santé. Mais son âme, elle, refusa de guérir. À mesure que ses forces revenaient, il lui devenait plus pénible de vivre en société. La présence des hommes, surtout, lui était à charge. Et elle ne put se résoudre à recevoir Jacques de Roussay parce qu'il avait pu la voir écartelée, livrée comme une bête sur l'étal du boucher à l'assaut des soudards. Elle lui écrivit une lettre pleine d'amitié et de reconnaissance mais ne lui permit pas l'accès de sa chambre. Seuls Gauthier et Bérenger qui avaient été délivrés après elle et son oncle Mathieu lui semblaient à peu près supportables...

Le jour de la Saint-Éloi, Symonne Morel, en rentrant de la messe à laquelle suivant la tradition elle avait assisté avec quelques-uns de ses fermiers, vint lui annoncer son départ imminent pour les Flandres et l'inviter à l'accompagner afin de passer Noël avec elle à la cour de Bourgogne.

— Il serait trop triste pour vous de demeurer seule ici, ma mie, lui dit-elle. Le dépaysement vous sera salutaire et nous ferons la route à petites journées.

Vous avez laissé beaucoup d'amis, là-bas... Enfin, nous bénéficierons d'une escorte particulière.

Elle tenait en réserve, en effet, une bonne nouvelle : le duc Philippe avait ordonné que le roi René fût extrait de la tour Neuve et conduit par-devers lui, avec tous les honneurs dus à son rang royal, jusqu'à Lille où il l'attendait pour discuter de sa mise en liberté. Jacques de Roussay conduirait l'escorte à laquelle la nourrice du comte de Charolais était invitée à se joindre étant donné les rigueurs de la saison et les dangers des chemins.