Les rares hameaux y étaient pauvres, isolés, glacés par les vents d'hiver qui faisaient grincer la forêt après avoir balayé de leur souffle coupant le haut plateau et avant de se glisser avec un sifflement sinistre dans les fentes rocheuses des étroites vallées. Le silence hivernal y était plus pesant que dans les vastes plaines et si profond qu'il permettait de percevoir la fuite rapide d'un lapin ou d'un écureuil apeurés par le pas cependant assourdi des chevaux...
Le 21 décembre, jour de la Saint-Thomas, on arriva en vue d'Arlon étagée sur sa colline et dominée par la masse imposante du château des ducs de Luxembourg. C'était un très puissant château, avec des courtines épaisses et des tours vertigineuses. De nombreux soldats aux armes luisantes en assuraient la garde et, au plus haut du donjon, la bannière ducale qui claquait contre le ciel gris faisait voisiner le lion rouge couronné de Luxembourg avec l'aigle noir de l'Empire.
Arrêtés un instant au bord de la vallée d'où jaillissait la ville, Catherine et ses compagnons contemplèrent le spectacle qu'elle offrait avec l'impression bizarre d'avoir changé de monde. Cela tenait à de simples détails, à l'accent rude de la patrouille rencontrée au sortir de la forêt et dont ils avaient eu quelque peine à se faire entendre, à la langue différente, à la forme des vêtements, des armes et des coiffes de femmes. L'odeur même de la fumée qui s'échappait des toits leur paraissait autre.
— Croyez-vous que nous parviendrons à nous faire admettre dans ce château ? demanda Bérenger. Il est tellement imposant, j'ai bien peur que ce ne soit guère facile.
— Tels que nous voilà faits, sans aucun doute ! fit Gauthier avec un regard à leurs vêtements fripés, à leurs houseaux maculés de boue.
Mais je gagerais que dame Catherine, une fois toilette faite, n'aura guère de peine à obtenir audience.
Catherine ne répondit pas. Son regard scrutait la volée de toits fumants qui semblaient grimper à l'assaut de la colline vers la flèche d'une église, cherchant à deviner lequel d'entre eux abritait Arnaud, écoutant le rythme de son propre cœur pour deviner s'il allait s'accélérer secrètement... Mais à sa muette question il n'existait pas de réponse possible, tout au moins pour l'instant présent. Avec un léger haussement d'épaules qui ne s'adressait qu'à elle-même et qui pour les deux garçons ne correspondait à rien, elle murmura :
— La nuit commence à tomber. Il nous faut entrer dans la ville avant que les portes ne se ferment et nous mettre en quête d'une bonne auberge. Ce soir la seule chose à faire est nous reposer...
Et, tournant la tête de son cheval vers la gueule noire d'une porte montrant les longues dents de sa herse relevée, elle s'avança hardiment vers le premier poste de garde.
Après les boues du chemin, la ville qui avait fait toilette pour fêter la Nativité leur parut d'une propreté divine. Le froid avait cédé un peu et partout les dernières lessives séchaient au vent car la coutume interdisait de laver entre Noël et l'Épiphanie. Dans les maisons d'où s'échappaient des odeurs de pain chaud et de pâtisserie, on devinait les ménagères au travail et les visages que l'on croisait avaient un reflet de contentement que les voyageurs n'avaient pas rencontré depuis longtemps. Bien protégée par ses murailles et les troupes puissantes de sa duchesse, Arlon ressemblait à une île chaude perdue dans un désert de glace.
Les auberges étaient à l'image de la ville. Celle que Catherine choisit, près de l'église Saint-Donat, abritait une jolie porte peinte de neuf sous les branches dépouillées d'un bosquet de cornouillers. Elle leur offrit un logement propre, bien chauffé par une bonne cheminée, de l'eau chaude pour la toilette et une réconfortante soupe aux choux arrosée d'un joli vin de Moselle. Les lits étaient moelleux, les draps blancs parfumés aux herbes séchées et les trois voyageurs y dormirent leur meilleure nuit depuis la maison Morel-Sauvegrain, une nuit dont ils avaient le plus grand besoin et qui permit à Catherine, reposée, de voir les choses et les gens sous un jour un peu moins sombre.
Le lendemain, tandis qu'elle montait vers le château, un peu avant midi au pas tranquille de son cheval dont Gauthier avait briqué férocement le harnachement, elle se sentait une autre femme. Sa robe de velours violet, de la nuance exacte de ses yeux, s'assortissait d'un manteau à larges manches doublé de petit-gris. La même fourrure, en forme de toque d'où fusait une plume couleur de fumée agrafée d'une plaque d'or et d'améthyste, couronnait ses magnifiques cheveux blonds qu'elle avait lavés tôt le matin et qui brillaient comme des torsades d'or. Derrière elle Gauthier et Bérenger, brossés et astiqués eux aussi, tenaient fort convenablement leur rôle. Aussi il ne vint à l'idée d'aucun des archers de garde à la barbacane du château de refuser l'entrée à cette inconnue en qui, sans même qu'elle eût décliné ses noms et qualités, il était facile de deviner une grande dame.
Les mœurs en Luxembourg étaient d'ailleurs simples et Catherine n'eut aucune peine à obtenir l'audience qu'elle demandait. Une courte attente sur le palier d'un large escalier de pierre, aux murs duquel pendaient des tapisseries, et un lansquenet haut comme une armoire et barbu comme Noé se chargea d'introduire la visiteuse après avoir indiqué du geste à Gauthier et à Bérenger de rester où ils étaient.
Guidée par lui, Catherine fut conduite à une sorte d'antichambre et remise à une grosse femme, sans âge, vêtue comme une religieuse à cette différence près que sa robe était de beau drap rouge vif et que plusieurs chaînes d'or pendaient à son cou.
Cette femme examina Catherine avec une attention si soupçonneuse que celle-ci se demanda un instant si elle n'allait pas la fouiller. Mais il n'en fut rien. Satisfaite, sans doute, la femme qui ne parlait pas un mot de français étira les coins de sa bouche d'une façon qui pouvait passer pour un sourire et fit signe à Catherine de la suivre à travers une immense salle décorée de bannières, jusqu'à un oratoire où par la vertu de vitraux jaunes et roses une belle lumière dorée régnait qui, jointe à celle d'un buisson de cierges, rappelait un peu l'éclat du soleil.
Agenouillée sur des coussins de velours bleu devant une très belle Vierge due au ciseau de Claus Sluter, la duchesse régnante attendait sa visiteuse en priant.
À quarante-six ans Élisabeth de Gorlitz, fille de Jean de Luxembourg, duc de Gorlitz, et petite-fille de l'empereur Charles IV, ne gardait plus guère de traces d'une beauté qui avait eu sa réputation.
Empâtée par les nourritures trop riches, empaquetée de velours de Gênes à grands ramages dorés assorti au gigantesque hennin qui la casquait, elle répétait l'image de la donatrice peinte au coin de l'un des vitraux avec à peine plus de relief.
Ce n'en était pas moins un personnage de première importance, presque un point stratégique que cette grosse femme. Son premier mariage avec Antoine de Brabant, frère du duc de Bourgogne Jean sans Peur, avait fait d'elle la tante de Philippe le Bon mais son second mariage avec le frère d'Ysabeau de Bavière, l'ancien évêque de Liège Jean sans Pitié, en avait fait celle du roi Charles VII. Quant à son duché, coin puissant enfoncé entre France et Bourgogne, elle n'ignorait pas à quel point le duc Philippe s'y intéressait, Philippe qui avait si bien su dépouiller sans le moindre scrupule sa cousine Jacqueline de Bavière, comtesse de Hollande, qu'il avait réduite à la quasi- misère et qui en était morte depuis peu. Mais Elisabeth s'efforçait d'entretenir avec lui de bonnes relations, bien qu'elle ne l'aimât guère, car il était seul assez puissant pour barrer la route aux appétits de l'autre branche des Luxembourg, les comtes de Saint- Pol et leur frère, le redoutable seigneur de Beaurevoir qu'elle détestait de tout son cœur.
Tandis que Catherine plongeait dans sa révérence, la duchesse se signa, se releva et considéra un instant la jeune femme mais avec une absence d'expression telle qu'on pouvait se demander si elle s'apercevait réellement de sa présence.