Bien sûr, c'eût été bon de mourir à Montsalvy, où d'ailleurs sa vieille Sara possédait certainement le moyen de la délivrer. Mais comment y retourner avec ce poids de honte au creux de son corps ?
Comment poser sur les visages innocents de son Michel et de sa petite Isabelle des lèvres souillées par tant de lèvres ? Comment leur imposer son contact ? Comment, enfin, regarder en face, non seulement son époux, mais aussi tous ces braves gens de Montsalvy qui l'appelaient si tendrement « notre dame » et la vénéraient presque à l'égal d'un ange ?
Le mieux était de partir maintenant, tout de suite, au début de ce beau jour de Noël, le plus doux et le plus joyeux de l'année. Son âme s'en irait vers Dieu - vers Dieu qui savait ses souffrances et ne la repousserait pas ! - avec le chant des cloches qui montait dans l'air froid du dehors.
Calmement, elle s'agenouilla sur le carreau de la chambre pour une dernière prière où elle mit tout son cœur en recommandant au Seigneur tous ceux qu'elle aimait bien plus qu'elle-même. Puis, se relevant, elle hésita un instant à s'habiller. Mais l'épaisseur des vêtements rendrait le chemin de la dague plus difficile. Elle se contenta de brosser soigneusement ses magnifiques cheveux d'or pour qu'ils lui fissent un manteau de lumière, écrivit une lettre pour Gauthier afin que, sachant la vérité, il comprît et renonçât à son projet insensé de la suivre dans la mort puis, simplement vêtue de sa longue chemise de lin blanc qui l'enveloppait du cou aux talons comme une robe monacale, elle retourna s'étendre sur son lit, saisit la dague d'une main qui ne tremblait pas, en baisa la poignée et levant le bras, ferma les yeux...
Des coups précipités frappés à sa porte suspendirent le geste homicide, retenant instinctivement la main prête à retomber vers le cœur. En même temps retentissait la voix joyeuse du jeune Chazay.
— Dame Catherine ! Dame Catherine ! Éveillez- vous ! Éveillez-vous vite ! Il y a là quelqu'un qui demande à vous voir... Ouvrez-moi, s'il vous plaît !
Elle ne répondit pas tout de suite mais son bras, lentement, redescendit le long de son corps. La vie, par cette voix jeune et gaie, la rappelait avec d'autant plus de puissance qu'elle semblait se faire l'écho d'une bonne nouvelle. Et Catherine, encore qu'elle ne vît pas bien quelle sorte d'événement heureux pourrait lui advenir dans sa situation présente, Catherine en oublia momentanément qu'elle voulait mourir.
Peut-être parce qu'elle n'en avait pas véritablement envie, parce que la mort n'était pour elle qu'un pis- aller et parce que l'ardent amour de la vie qu'elle avait toujours porté en elle comme un secret lui faisait espérer jusqu'à la dernière seconde un secours divin, miraculeux... un secours qu'elle avait appelé inconsciemment.
Elle voulut parler, demander qui était là mais aucun son ne sortit de sa gorge nouée. La voix de Gauthier reprit, impatiente :
— Dame Catherine ! Dame Catherine ! N'entendez-vous pas ?
Dormez-vous si fort ? Je vous amène un ami...
Un ami ? D'où pouvait lui venir un ami ? Pourtant si fort était pour elle l'attrait de ce mot que Catherine jaillit de son lit, laissant tomber la dague qui résonna sur le sol, courut pieds nus jusqu'à la porte qu'elle ouvrit en grand, saluée par l'exclamation de son écuyer.
— Enfin, vous voilà ! Regardez, dame Catherine ! J'espère que je n'ai pas menti ? C'est bien un ami n'est-ce pas que je vous amène ?
L'homme qui se tenait debout dans l'obscurité du couloir et dont elle ne pouvait distinguer que la silhouette noire surmontée d'un chaperon compliqué s'avança dans la lumière libérée par la porte. Le cœur de Catherine manqua un battement mais pour repartir avec plus d'allégresse un instant plus tard car le nouveau venu, c'était Jean Van Eyck...
D'un même élan tous deux tombèrent dans les bras l'un de l'autre et s'embrassèrent avec un enthousiasme fraternel qui ne laissa guère de doute au jeune Chazay sur la chaleur de leurs sentiments réciproques.
Ils n'avaient trouvé à se dire, pour ce premier instant, que le même mot :
— Vous !... C'est vous !...
Peintre célèbre, valet de chambre du duc Philippe de Bourgogne mais plus souvent encore son ambassadeur officieux dans les cas délicats, Van Eyck était, en effet, l'un des plus anciens amis de Catherine. Elle l'avait connu lorsqu'elle était la reine de Bruges et la maîtresse bien-aimée de Philippe...
En ce temps-là, Jean avait fait d'elle d'innombrables portraits mais le tout dernier il l'avait fait récemment et de mémoire. C'était l'exquise Annonciation qui ornait si joliment l'oratoire de la châtelaine à Montsalvy.
Leur dernière rencontre, à peine moins fortuite que celle-ci, remontait à près de deux ans. Ils s'étaient retrouvés par une nuit de tempête à l'hospice du col de Roncevaux1 où Catherine et ses compagnons de pèlerinage s'étaient arrêtés, sur la route de Compostelle.
1 Voir Catherine et le temps d'aimer.
Mais elle avait été à peine due au hasard car Van Eyck, appelé par Ermengarde de Châteauvillain, n'était venu que pour Catherine, pour la ramener auprès du duc Philippe qui ne parvenait pas à l'oublier. Et Catherine, afin de garder la liberté de suivre, une fois de plus, la trace de son capricieux époux, s'était enfuie au petit matin, faussant compagnie à ce vieil ami qui lui devenait un danger.
De cette brusque séparation, l'artiste ne semblait garder aucune rancune car il tenait la jeune femme serrée contre lui avec l'affection d'un père retrouvant l'enfant prodigue.
— Lorsque j'ai entendu ce garçon réclamer, en bas, du lait chaud pour la comtesse de Montsalvy, je n'en ai pas cru mes oreilles, s'écria-t-il riant et pleurant tout à la fois dans un désordre sentimental tout à fait inattendu chez cet homme paisible et froid. L'Enfant-Jésus aurait-il donc fait un miracle puisque vous voici ! Que faites-vous donc en Luxembourg, belle dame... si belle ! Toujours plus belle, je crois bien ! Laissez que je vous regarde.
Il l'écartait de lui, la tenant à bout de bras, les mains emprisonnant les épaules délicates, noyées dans le flot doré de la chevelure, enveloppant le visage de son amie de ce regard auquel rien n'échappe que possédaient ses yeux bleu clair un peu globuleux. La trace des larmes récentes ne lui échappa pas. Fronçant les sourcils, il répéta sa question, resserrant un peu l'étreinte de ses mains sur les fragiles clavicules.
— Que faites-vous en Luxembourg, chez l'alliée de Bourgogne, madame de Montsalvy ?...
— Je souhaitais rencontrer la duchesse Elisabeth pour apprendre d'elle quelque chose... et pour lui enseigner d'autres choses ! répondit la jeune femme en s'efforçant à un ton léger, presque mondain, qui lui parut sonner assez faux.
Van Eyck d'ailleurs ne se dérida pas.
— Vous ne seriez pas, encore une fois, à la recherche de votre infernal époux, par hasard ?
— Qu'est-ce qui peut vous faire croire cela ?
— Vos yeux rouges ! Vous avez pleuré... et pleuré récemment.
Lorsque je vous ai connue vous ne pleuriez jamais ! Il est vrai que le seigneur Arnaud ne vous avait pas encore fait l'immense honneur de vous prendre pour épouse !
— Je sais que vous ne l'aimez pas, soupira Catherine, mais ne le chargez pas de tous les péchés de l'univers. Il n'est pas seul à posséder le pouvoir de me faire pleurer. D'ailleurs je sais parfaitement où il est : chez nous, à Montsalvy, et je m'apprêtais à partir, dès aujourd'hui, pour le rejoindre...
Elle parlait vite, avec ce qu'elle espérait être une profonde conviction, une vraie chaleur. Mais, pendant ce temps, Gauthier, qui était entré dans la chambre sur les talons du peintre, avait remarqué la dague demeurée sur les carreaux de grès, il avait vu la lettre disposée bien en évidence contre le chandelier de fer et, comme elle lui était adressée, il l'avait prise, lue... et ce qu'il lut le bouleversa à tel point qu'oubliant toute retenue il poussa le cri de colère qui fit retourner subitement les deux autres.