— Vous alliez faire ça ?... En dépit de ce que vous m'aviez promis, de ce que j'avais juré, vous alliez faire ça ?... Messire, s'écria-t-il en se précipitant sur Van Eyck et en lui fourrant la lettre entre les mains, je vous fais juge ! Tenez ! Lisez cette lettre que l'on me laissait !...
Ensuite demandez à votre amie de quelle manière elle entendait accomplir ce départ dont elle vous parle si bénignement.
— Gauthier ! gronda Catherine. Rendez-moi cette lettre sur l'heure ! Comment osez-vous ?
— Et vous ? Comment osez-vous ? fit-il sans même prendre la peine de retenir les larmes qui d'un seul coup, inondaient sa figure bouleversée. Cette lettre m'était adressée, n'est-ce pas ? Je l'ai lue !
— Quoi de plus naturel ? Mais pourquoi ? pourquoi ?
— Puisque vous avez lu, vous le savez !
— Je n'arrive pas à y croire !... Cela ne mérite pas votre mort C'est idiot, idiot de vouloir...
Et, se laissant tomber sur le pied du lit, le pauvre garçon se mit à sangloter sans retenue, la tête dans ses deux mains cependant que Van Eyck, la lettre rapidement parcourue, relevait sur Catherine des yeux agrandis d'incrédulité.
— Ce n'est pas vrai ? articula-t-il enfin. Vous n'alliez pas ?...
Elle baissa la tête, honteuse à présent de ce mouvement de désespoir qui la déconsidérait aux yeux d'un vieil ami et à ceux de son écuyer.
— Je n'ai plus d'autre solution, dit-elle enfin. Si vous n'étiez pas arrivé ce serait fini. Mais vous êtes arrivé !
— Je ne cesserai jamais d'en remercier Dieu ! fit Van Eyck gravement puis, se tournant vers Gauthier qui, peu coutumier des longues prostrations, s'essuyait les yeux aux revers de sa manche : Et puisque, de toute évidence, le Seigneur m'a envoyé ici tout exprès, je dois trouver les moyens de vous aider. Si vous me racontiez au juste toute l'histoire, mon garçon ? Pendant ce temps votre maîtresse s'habillerait car cette chambre est sans feu, ses pieds sont nus, elle n'a qu'une mince chemise sur elle et doit mourir de froid. Nous allons descendre boire un pot de vin chaud et commander un repas. Mais vous me promettez, Catherine, de ne pas recommencer votre stupide tentative ? D'ailleurs j'emporte cette arme.
— C'est inutile, Jean ! Vous avez ma parole. Dans un moment je vous rejoindrai. Mais, au fait, pourquoi donc êtes-vous ici, vous-même ? J'ai peine à croire que ce soit sur un ordre exprès de Dieu pour me tirer d'affaire...
Van Eyck sourit et reprit l'épaisse houppelande doublée de martre qu'il avait posée sur la table en entrant.
— Disons que Ses voies sont impénétrables ! Je suis ici pour annoncer à la duchesse qu'elle n'aura pas l'argent qu'elle ne cesse d'emprunter au duc Philippe. Et aussi pour la sermonner en son nom.
C'est un gouffre, d'argent que cette femme, un vrai panier percé... Elle est couverte de dettes et si cela continue l'unique solution qui lui restera...
— ... sera de vendre son duché à monseigneur le duc de Bourgogne, n'est-ce pas ? Allons ! il est bien toujours le même, fit Catherine avec un demi-sourire. Et vous aussi, Jean, qui vous chargez sans cesse de ses mauvaises commissions.
Lorsque les deux hommes eurent quitté sa chambre, Catherine se hâta de faire un peu de toilette et de s'habiller. Alors qu'une heure auparavant elle ne songeait qu'à mourir, elle découvrait avec stupeur qu'elle avait froid, qu'elle avait faim... qu'elle avait encore envie de vivre. Elle ne savait pas bien quel secours le peintre pourrait lui apporter mais elle connaissait sa sagesse, sa prudence et son ingéniosité, toutes ces qualités qui faisaient de lui, outre son immense talent, l'un des serviteurs les plus appréciés de Philippe. Et puis c'était bon, pour une fois, de s'en remettre à quelqu'un d'autre et d'abandonner une partie de sa lourde charge entre des mains aussi habiles que les siennes.
Un moment plus tard, le visage rafraîchi, les yeux bassinés, Catherine soigneusement vêtue et coiffée rejoignait les deux hommes et Bérenger devant le grand feu flambant et le plantureux repas que Van Eyck avait commandé. Le page, déjà attablé et les yeux brillants de contentement, était en train de faire la conquête du peintre amusé par la figure brune, la mine expressive et l'esprit vif de l'enfant.
On commença par manger en silence, un silence que Catherine pour sa part n'avait pas envie de rompre. Elle qui n'était pas gourmande trouvait, ce matin là, une saveur nouvelle aux mets qu'on lui servait, au jambon d'Ardenne, au délicieux boudin de Noël aux herbes, au lait mousseux, aux massepains fondants tout fraîchement sortis du four.
Van Eyck mangeait en homme qui a couvert une longue route et qui a besoin de se refaire des forces : le repas terminé, il monterait au château pour délivrer son désagréable message à la duchesse.
Bérenger dévorait avec le bel appétit de son âge. Seul Gauthier, après avoir englouti un tiers du jambon à lui tout seul, ralentit le rythme et même cessa brusquement de manger pour tomber dans une rêverie profonde, si profonde qu'il fallut le secouer pour qu'il consentît à en sortir.
— Réfléchir à table n'est jamais une bonne chose, dit, en lui tendant un gobelet plein d'eau-de-vie de myrtille, Van Eyck qui, en bon Flamand, mettait de la méthode en toutes choses et ne mélangeait jamais rien. Buvez cela, vous vous sentirez l'esprit plus chaleureux.
D'autant que vous n'aurez pas de grands efforts à faire pour résoudre le problème qui vous préoccupe si visiblement.
— Cela m'étonnerait car le problème en question est d'ordre... médical. Je sais les plantes capables de libérer notre dame mais, outre que j'ignore où me les procurer dans ce pays, j'en redoute l'usage si peu de temps après l'épreuve dont vous n'ignorez plus rien maintenant !
Mais comme c'était un garçon qui ne refusait jamais un bon conseil, il vida le gobelet d'un trait et le reposa bruyamment sur la table sans pouvoir retenir un rot retentissant qui fit rire le Flamand...
Doucement, celui-ci posa sa main sur celle de Catherine qui venait de se crisper sur un morceau de pain et sourit à la jeune femme, déjà reprise par l'angoisse.
Il n'est pas question de faire courir un danger si petit soit-il à une vie qui nous est chère. Je n'en maintiens pas moins que je connais la solution : elle se trouve à Bruges, Catherine... pas bien loin d'une maison que vous connaissez.
Une lente rougeur envahit le visage pâle de la jeune femme. Le seul nom de Bruges lui rappelait tant de choses passées, tant de souvenirs dont beaucoup ne manquaient pas de charme car, toujours honnête avec elle-même, elle s'était avoué bien souvent qu'au temps où elle croyait Arnaud à jamais perdu pour elle, l'amour du duc Philippe lui avait été doux. Mais elle chassa fermement l'insidieux souvenir.
— Vous ne pensez pas m'emmener là-bas, Jean ? Qu'irais-je faire à Bruges ?
— Voir une habile Florentine, une grosse femme qui fait partie de la maison d'un mien client et ami, le riche marchand Arnolfini... Cette femme s'est acquis, sous le manteau, une grande réputation en... remettant à neuf avant que la duchesse ne s'en avise, l'une de ses filles d'honneur avec laquelle Monseigneur avait eu un entretien un peu long ! Elle ne travaille que par relations et elle est plutôt chère mais avec elle le risque est réduit à rien. Vous voyez, ma chère amie, que vous avez tout intérêt à ce voyage, qui n'est d'ailleurs pas si long : environ quatre-vingts lieues, en faisant le léger détour par Lille où il me faudra m'arrêter une journée afin de rendre compte de ma mission. Mais, en compensation vous y trouverez un peu de réconfort auprès de la nourrice de monseigneur de Charolais qui est de vos meilleures amies à ce que l'on m'a dit. Alors que dites-vous de mon projet ?