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— C'est ridicule. Pourquoi donc ne vous ramène- rais-je pas à Bruges, pourquoi ne rentrerais-je pas chez moi ?

— Parce que, d'après ce que j'ai appris à Dijon, il ne faisait pas bon vivre à Bruges, ces temps derniers, pour les fidèles serviteurs de Philippe. Le peuple, les corporations sont en révolte contre leur prince qui prétend réduire leurs privilèges à cause de leur mauvaise conduite devant Calais et qui refuse d'abattre les fortifications du port voisin de l'Écluse, leur bête noire. Et je connais assez les gens de Bruges, mon ami, pour savoir qu'il est très difficile de calmer leurs révoltes.

D'autant que le sang a déjà coulé.

— Décidément, l'Histoire s'écrit différemment, suivant que l'on est bourguignon ou flamand, s'écria Van Eyck qui s'énervait. Mais nous n'allons pas faire, à présent, de la politique de plein vent. Je me bornerai à vous dire ceci : la ville est calme depuis que, le 13 décembre dernier, le Duc y est venu. On s'est mis d'accord sur une sorte de compromis. Secundo je ne vous ai pas menti, quoi que vous en pensiez : j'ai bien réellement l'intention de vous conduire à la Florentine ! Vous voilà satisfaite ?

— Peut-être mais...

— Pas de mais ! Et souffrez qu'à mon tour je pose une question simple : pourquoi, avec ces idées derrière la tête, m'avez-vous suivi ?

— Mais parce que j'avais bien l'intention de vous obliger à me mener à destination. Et puis, je pensais qu'au cas où vous en tiendriez vraiment pour Lille, le secours de Symonne ne m'y manquerait pas. A présent cessons de nous disputer. C'est trop bête ! Promettez-moi seulement de ne rien faire pour que je rencontre le Duc.

Van Eyck marmotta quelque chose entre ses dents, se pencha pour vérifier la gourmette de son cheval, resserra autour de son cou le large pan de velours de son chaperon puis, finalement, avec un énorme soupir qui renseigna Catherine beaucoup mieux qu'une confession écrite, il finit par se rendre à merci.

— C'est bon ! Vous avez ma parole... mais permettez-moi de vous dire que cela aussi c'est trop bête !

L'ombre épaisse d'une porte monumentale engloutit la petite caravane. On ne s'arrêta au corps de garde que juste le temps pour Van Eyck de produire son laissez-passer permanent dont le chef de poste baisa le sceau de cire rouge et pour Catherine de s'enquérir du logis des Morel qui se trouvait d'ailleurs tout voisin du palais ducal.

Derrière eux, on baissa la herse et l'on releva les ponts car la nuit venait.

Mais, au-delà des murailles, la ville ne semblait pas disposée à s'enfoncer dans l'obscurité et le sommeil. Tout au contraire : à l'abri de ses portes closes elle se préparait pour la dernière des fêtes qui marquaient le temps de Noël : celle de l'Epiphanie dont on était à la veille.

En s'enfonçant vers le cœur de la ville éclairée par une multitude de pots à feu, Catherine et ses compagnons eurent l'impression d'entrer dans une kermesse. Les cloches sonnaient à toute volée, pour appeler la population à la cathédrale en vue de la grande cérémonie du soir. À travers les carreaux des maisons on pouvait voir briller les énormes feux des cheminées et les atours des riches bourgeoises de la ville, épouses de drapiers ou de changeurs. Dans les rues étroites dont on avait soigneusement balayé la neige pour la remplacer par des jonchées de paille sur laquelle, tout à l'heure, passerait le cortège ducal, des troupes de petits enfants habillés en rois mages galopaient de maison en maison, chantant des cantiques et se faisant bruyamment ouvrir les portes pour recevoir gâteaux et douceurs qu'ils entassaient dans des paniers.

Sous les arcades de la Grand-Place des marchands ambulants et des bateleurs s'étaient installés réunissant, autour de leurs éventaires ou de leurs cordes tendues, un grand concours de peuple et la circulation n'était pas des plus faciles dans le majestueux quadrilatère de hautes maisons de brique, peintes et dorées comme des images. Un peu plus loin, bâti de brique lui aussi, s'élevait l'énorme palais que Philippe le Bon venait tout juste de faire achever1 et qui sous ses flots d'oriflammes semblait vivre d'une vie personnelle dans la lumière des torches, portées par les gardes échelonnés sur les chemins de ronde et dans les galeries.

— Voici la maison de votre amie, dit soudain Van Eyck en désignant une belle demeure, voisine de la Chambre des Comptes dont les fenêtres sculptées s'abritaient sous un majestueux pignon rouge et or.

Au moment précis où ils s'apprêtaient à traverser l'espace qui les en séparait, une fanfare de trompettes éclata, si proche que Catherine tressaillit. Tournant instinctivement la tête vers le palais dont les portes, en s'ouvrant, venaient de libérer une mer de lumières et de bruits, elle vit le cortège des souverains qui, précédés de longues trompettes d'argent et de timbaliers vêtus de velours armorié, s'en allait par la Grand- Place jusqu'à l'hôpital Comtesse pour y faire largesses aux malades avant d'aller à Notre-Dame assister à la bénédiction de l'eau, en l'honneur du baptême du Christ, et à celle de l'or, de l'encens et de la myrrhe en mémoire des Rois mages.

La foule reflua devant les trompettes, bousculant Catherine qui, séparée tout à coup de ses compagnons, se retrouva coincée à l'angle de la place. Son cheval, trop fatigué pour opposer une défense quelconque, s'était laissé pousser sans résistance.

1 Le palais Rihour.

Hissée, par la taille de l'animal, au-dessus des têtes elle demeura là au bord d'une fabuleuse rivière d'or, de pourpre et de lumière, regardant couler devant elle le flot scintillant des pages, des écuyers, des seigneurs et des dames mais sans le voir véritablement car, tout de suite, elle aperçut Philippe et ne put en détacher ses yeux. Il y avait si longtemps qu'elle ne l'avait vu.

Il s'avançait à pied, seul avec la duchesse Isabelle dont il tenait la main, au milieu de l'espace laissé vide par le respect. Entièrement vêtu de noir à son habitude, mais d'un noir d'écrin sur lequel ressortaient les fulgurances d'une chaîne de diamants, de perles et de rubis assortis à l'énorme agrafe qui étincelait à son chaperon. Et Catherine songea qu'il n'avait guère changé depuis leur dernier et dramatique revoir sous les murs de Compiègne1. Plus maigre peut-être... plus hautain aussi parce que plus sûr de lui et de sa puissance. Elle n'avait eu alors devant elle que le duc de Bourgogne. A présent il était véritablement le prince que, dans les cours d'Europe, on appelait de plus en plus le grand-duc d'Occident...

Comme elle était bien assortie à lui, la grande femme blonde, mince et de si fier maintien dont il tenait le bout des doigts ! Elle était belle d'ailleurs, d'une beauté calme et discrète mais réelle, due à la finesse de traits, à la coupe nette du profil, à l'eau calme des yeux. Vêtue de noir, de blanc et d'or avec une fabuleuse parure de rubis venue de son Portugal natal, elle portait un hennin ennuagé de dentelles de Malines, si haut qu'il réduisait un peu la taille, cependant élevée, de son compagnon. Un compagnon qu'elle ne regardait pas. Et Catherine ne put s'empêcher de remarquer que l'expression de ce visage était mélancolique, qu'un pli de tristesse orgueilleuse marquait le coin des lèvres encore fraîches...

1 Voir II suffit d'un amour, tome II.

Pourquoi donc les duchesses de Bourgogne étaient elles ainsi vouées à la mélancolie ? Autrefois, à Bruges, elle avait vu passer devant elle la toute jeune Michelle de France, première épouse de Philippe que le tombeau n'allait pas tarder à réclamer et, déjà, Catherine avait été frappée par sa tristesse douloureuse. Cela tenait bien sûr à ce qu'aucune d'elles ne pouvait être heureuse auprès d'un homme à ce point habité par la luxure et les feux dévorants de l'amour charnel...