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— Dame Catherine, Sara et moi sommes sains et saufs, ainsi qu'une des petites esclaves. Quant à messire Arnaud, il vit toujours mais il n'a pas encore repris connaissance... Dépêchez-vous ! Je vais prévenir dame Catherine et Sara ! Elles vont être si heureuses.

— Nous aussi ! hurla Gauberte qui, déjà en nage, aidait les hommes à libérer la porte. On a fini par avoir honte de les avoir laissés partir pour cet enfer tandis qu'on se cachait à Roquemaurel.

Alors on est revenus ! Et tant pis pour ce qui peut nous arriver !

Un enthousiasme égal à la panique de naguère soulevait tous ces braves gens qui refusaient à présent de considérer le danger toujours possible. Ils ne savaient qu'une chose : leur châtelaine avait plongé, sans peur, au cœur du mal, elle avait bravé le terrible fléau et depuis neuf jours elle vivait à l'endroit même où la peste avait éclaté. Et puis aucun autre cas ne s'était déclaré, ni à l'abbaye, ni autour de Montsalvy où étaient demeurés ceux dont les maisons étaient en pleins champs comme le bailli Saturnin Garrouste qui, maintenant encourageait en riant ceux qui voulaient libérer le château. Tous, à présent, brûlaient de se racheter à leurs propres yeux et à ceux de leur châtelaine...

Un instant plus tard Catherine et Sara accouraient pour voir se rouvrir, par la volonté d'un peuple fidèle et chaleureux, les portes condamnées par les moines. Serrées l'une contre l'autre, elles écoutaient le fracas des madriers qui tombaient un à un et les ahans rauques des hommes qui s'y attelaient pour les traîner le long de la rue et les ramener au monastère. Celui-ci d'ailleurs, peut-être pour se faire pardonner, lâchait la volée à toutes ses cloches dont le carillon joyeux emplissait l'air bleu.

Réunis dans la cour, les trois prisonniers volontaires attendaient les larmes aux yeux et la joie au cœur l'instant où le dernier madrier emporté, le lourd portail armé de fer allait s'ouvrir livrant passage à ceux qui revenaient de si touchante façon reformer, au mépris du danger, le cœur chaleureux de Montsalvy.

Enfin, les dernières planches clouées au-dehors cédèrent. L'huis s'ouvrit sous la poussée. Déjà, entraînée par Gauberte et Antoine Couderc, la première vague s'élançait, traînant après elle le chariot où reposait l'abbé quand, du fond de la cour, une voix autoritaire les cloua sur place.

— N'entrez pas ! Je vous interdis de franchir ce seuil !...

Au cri de stupeur de Catherine, de Sara et de Josse la foule fit écho puis se tut, comme devant un miracle et, en fait c'en était un à leurs yeux : appuyé d'un côté à la porte de la cuisine, de l'autre à l'épaule de Fatima qui pliait sous son poids encore considérable, Arnaud de Montsalvy venait d'apparaître. Sa haute silhouette osseuse drapée d'une longue chemise blanche, son visage creusé par la maladie et ses yeux sombres, profondément enfoncés sous les orbites bleuies, lui donnaient l'aspect d'un spectre. Tous crurent voir Lazare sortant du tombeau et un même élan jeta les gens de Montsalvy à genoux autour du chariot aux montants duquel l'abbé Bernard, presque aussi pâle que le revenant, se cramponnait pour mieux se redresser.

Catherine aussi se laissa tomber à genoux, mais ce fut d'émotion.

— Arnaud ! souffla-t-elle. Vivant ! Vivant !... Dieu tout-puissant !

Mais il ne la regardait pas. Toujours appuyé à la petite esclave et de l'autre à Josse qui s'était précipité vers lui, il s'avançait, traînant ses pieds nus dans la poussière de la cour inondée de soleil, marchant péniblement mais de toute sa volonté vers ses vassaux qui ne savaient trop s'ils devaient louer le Seigneur ou s'enfuir en criant au secours.

— Allez-vous-en ! ordonna-t-il. Refermez ces portes et rentrez chez vous ! J'ai la chance d'être encore vivant mais le danger n'est pas encore passé. Cette demeure retient encore les miasmes de la peste et ce serait trop grande pitié si l'un de vous devait à présent en être atteint. Allez-vous-en... mes enfants ! ajouta- t-il avec une douceur inattendue. Quand le temps sera venu ces portes se rouvriront et nous nous retrouverons.

— Nous ne pouvons refermer ces portes, mon ami, dit l'abbé. Je suis revenu pour faire cesser le scandale dont mes frères donnaient l'exemple. Au lieu de songer à protéger leur vie qui n'appartient qu'à Dieu, ils devaient tout faire pour sauver ceux qui avaient tant besoin de secours. Vous êtes sauvé, vous, et désormais à l'abri, mais pouvez-vous jurer que ceux dont le dévouement est venu à vous dans un si grand danger et au pire des périls, ne paieront pas de leur vie leur abnégation si vous les gardez ici sans autre protection que leur courage ? Vous allez quitter ce château, achever votre guérison à l'abbaye où dame Catherine, Sara et Josse pourront être isolés et soignés si le besoin s'en faisait sentir...

— Non, mille fois non !... Je ne peux accepter ! Nul ne sortira d'ici !

Une flamme de colère brilla dans les yeux bleus du moine et son corps affaibli parut se redresser plus encore.

— Il n'est pas question de vous, Arnaud de Montsalvy, et je l'ai déjà dit ! Il est question de deux femmes... d'une surtout... à qui vous n'aviez vraiment donné aucune raison valable de se sacrifier pour vous ! Venez ici, dame Catherine ! Venez près de moi, mon enfant... ma pauvre enfant !

Il tendait vers elle une main pâle en lui souriant avec tant de bonté qu'instinctivement la jeune femme, demeurée à genoux au milieu de la cour, se releva, attirée par cette chaude amitié qui lui revenait. Bernard de Calmont d'Olt la connaissait depuis longtemps et il avait toujours su la comprendre. A présent, il lui offrait son appui, le refuge de son affection... alors qu'Arnaud n'avait pas eu un regard pour elle ! Ce dédain, cette indifférence disaient clairement qu'elle avait réellement cessé d'exister pour lui. En dépit de son abnégation, du sacrifice qu'elle voulait lui faire de sa vie, il continuait à l'ignorer... Bien sûr, il n'oserait plus lui faire porter le poids de sa colère par crainte de tous ces gens qui le regardaient à présent avec un mélange de crainte superstitieuse et d'horreur mais elle devait avoir cessé d'exister à ses yeux. Au lieu de sa rancune, il lui ferait la charité d'une indifférence qui l'assimilait à ses autres sujets.

Son cœur creva dans sa poitrine et elle sentit le flot tumultueux des larmes qui enflait dans sa gorge. Un instant elle ferma les yeux pour chercher en elle- même un peu de courage, serra ses mains l'une contre l'autre puis releva ses paupières qui libérèrent leurs larmes.

Tournant le dos à son époux, elle fit un pas, deux pas... Elle allait s'élancer vers l'abbé qui déjà, péniblement, descendait de son chariot pour lui tendre les bras quand un mot brutal la cloua au sol :

— Non ! Elle restera ici !

La foule gronda tandis que l'abbé indigné s'écriait :

— Vous n'avez pas le droit ! Dieu vous regarde !

— J'ai tous les droits ! Elle me les a tous donnés !

Quant à Dieu... eh bien ! qu'il regarde ! Allons, vous autres, faites-moi avancer ! Menez-moi auprès d'elle, ordonna-t-il à ceux qui le soutenaient.

Mais Josse n'obéit pas.

— Que voulez-vous faire, messire ? Si elle doit souffrir encore par vous, allez-y tout seul !

Il allait lâcher le grand corps qu'il sentait trembler contre lui mais celui-ci s'accrocha irrésistiblement à son épaule tandis que Montsalvy grondait :

— J'ai dit de me mener là-bas !

— Obéissez, dit l'abbé. Nous verrons bien !

Alors ils s'approchèrent. Lentement, un pas après l'autre, Josse et Fatima firent avancer leur fardeau. Massée contre le portail ouvert, la foule retenait son souffle. Pétrifiée, Catherine n'osait plus faire un pas mais son cœur cognait lourdement dans sa poitrine menaçant d'éclater. Qu'allait-il lui faire encore ? Quelle avanie publique allait-il lui infliger ? Elle le regardait venir avec une angoisse où se mêlait pourtant une obscure et tenace pitié à le voir se traîner si péniblement...