Juliette Benzoni
La dame de Montsalvy
— La ville basse !... elle flambe !
Dégringolant des chemins de ronde, Bérenger de Roquemaurel traversa au galop l'immense cour du château pour se ruer dans l'escalier du haut logis seigneurial. Mais à quatorze ans on a du souffle et ce fut à pleine voix que le page claironna, du seuil, sa nouvelle.
Comme un projectile elle traversa la chambre silencieuse, atteignit l'encoignure de la fenêtre et le banc de pierre où Catherine usait interminablement un temps qui semblait s'être arrêté à tout jamais pour elle.
Depuis que les portes de Châteauvillain s'étaient ouvertes, devant elle et ses jeunes compagnons, par une aube de désespoir, la dame de Montsalvy avait passé là le plus long de ses heures assise, les mains oisives et les yeux clos sur les souvenirs doux et amers dont elle ne savait plus endiguer le flot.
Le plus cruel, le plus déchirant était le dernier : Arnaud, son époux, gravement blessé et agonisant dans la maison du notaire, à deux pas mais hors de portée. Catherine n'avait eu aucun moyen de savoir s'il était mort ou s'il vivait encore, otage inconscient aux mains subtiles et féroces de son dangereux compagnon d'aventures, Robert de Sarrebruck, damoiseau de Commercy, avec pour seule défense une robe de moine usée, celle du petit frère Landry, l'ami de toujours que le Ciel avait suscité si fort à propos pour aider Catherine à l'heure du plus abominable des choix1. Mais Landry avait-il réussi, comme il avait juré de le tenter, à sauvegarder cette vie si près de s'éteindre ?
Depuis qu'échappant elle-même au Damoiseau, elle avait réussi à gagner l'abri du château, Catherine avait mille fois repassé dans son esprit les événements des derniers mois : le siège de Montsalvy par les pillards du Gévaudan puis son départ à elle, Catherine, pour rechercher dans Paris son époux menacé d'assassinat. Et puis tout ce qui s'était ensuivi : Arnaud, prisonnier à la Bastille, puis en fuite et les efforts qu'elle avait dû fournir pour le tirer de ce mauvais pas. Ensuite cela avait été l'appel de sa mère mourante à Châteauvillain et enfin l'horrible surprise de l'arrivée... Malgré l'angoisse et la douleur qu'elle avait éprouvées quand Arnaud avait été si cruellement blessé, Catherine n'était pas parvenue à effacer de son esprit l'horreur qui s'en était emparée lorsqu'elle s'était aperçue qu'un capitaine d'Écorcheurs nommé la Foudre et Arnaud de Montsalvy ne formaient qu'un seul et même personnage. Enfin tout le reste, le malentendu élevé entre les deux époux par la jalousie d'Arnaud persuadé que Catherine allait rejoindre, dans Châteauvillain, non pas sa mère mais le duc de Bourgogne, son ancien amant. Avant de tomber sous les carreaux d'arbalète, Arnaud avait chassé sa femme, jurant qu'il la tuerait si elle osait reparaître à Montsalvy. Tout cela était tellement stupide, tellement fou ! Mais le seigneur de
1 Voir Piège pour Catherine.
Montsalvy, dans son orgueil et sa violence, avait-il jamais accepté de raisonner comme n'importe quel homme de chair et de sang ? Dieu seul pouvait savoir ce qu'il adviendrait de l'amour d'autrefois s'il était encore en vie !...
— Dame Catherine, répéta la voix impatiente du jeune garçon, avez-vous entendu ? Le feu est...
Il n'acheva pas. Comme si quelque chose venait de ressusciter en elle, Catherine sortait de sa torpeur, se redressait tandis qu'un flot de sang montait à ses joues pâles. Bérenger poussa un grand soupir de soulagement en la voyant poser enfin sur lui un regard attentif. Il y avait tant de jours qu'il usait en vain ses plus beaux poèmes, ses plus douces chansons pour essayer de ramener une lueur d'intérêt dans les grands yeux violets, toujours si étrangement absents lorsqu'ils n'étaient pas fermés.
Ce qu'il pouvait y lire, à présent, ressemblait à de l'effroi ; mais Bérenger de Roquemaurel aimait bien mieux voir sa maîtresse terrifiée qu'indifférente.
— Comment cela, le feu ? murmura-t-elle. Qui donc l'a allumé ?
— Probablement les hommes du Damoiseau avant de partir. Ils ont complètement disparu de la ville basse. On n'en voit plus un seul nulle part mais, à l'exception de l'église, tout brûle !
Cette fois elle était debout et traversait la salle en courant. Le page s'élança derrière elle et parvint à l'escalier juste à temps pour voir la queue de sa robe onduler comme une vipère noire sur les larges degrés de pierre. En un instant tous deux furent en bas.
La cour du château ressemblait à une mer en furie. Les soldats du sire de Vandenesse qui étaient venus à la rescousse de Châteauvillain menacé mais dont les sorties, cependant vigoureuses, n'avaient pas réussi à desserrer la tenaille refermée autour de la ville, étaient en train d'enfourcher leurs chevaux avec une ardeur qui ressemblait à de la rage. Toute la cour sentait la graisse d'armes et le crottin de cheval.
Les hommes juraient, sacraient ou adressaient au ciel des vœux insensés s'il leur permettait de mettre enfin la main sur ce Damoiseau d'enfer !
Au milieu de cette agitation, Catherine aperçut le gigantesque hennin drapé de crêpe de son amie Ermengarde, voguant sur une houle d'hommes, de chevaux et de ferrailles comme un vaisseau aux voiles noires. Suivie de deux servantes armées de bonbonnes, la dame de Châteauvillain versait elle-même le coup de l'étrier aux soldats et ne leur ménageait ni le vin de Beaune, ni les encouragements ; sa voix tonnait comme celle d'une bombarde à l'assaut d'une ville.
— Ma meilleure métairie et un plein sac d'or à qui de vous, mes braves, m'apportera la tête du Damoiseau ! criait-elle. Allez ! Buvez !
On se bat mieux quand on a les idées gaies !....
Pour la première fois depuis son arrivée à Châteauvillain, Catherine sourit. Cette Ermengarde ! Le temps semblait n'avoir aucune prise sur elle ! Le fracas des armes lui faisait le même effet qu'un appel de trompette sur un vieux cheval de bataille. N'avait-il pas fallu, quelques jours auparavant, s'y mettre à quatre pour l'empêcher de revêtir l'armure de son ancêtre, Enguerrand le Fort, et d'aller défier elle-même Robert de Sarrebruck ? Et comme Catherine lui rappelait que ses jambes n'étaient plus d'âge à soutenir un combat, elle avait riposté :
— C'est le bras qui manie l'épée, pas la jambe ! Allez donc voir celles de mon cheval ! Elles soutiendraient la voûte d'une église !...
Néanmoins, elle avait finalement consenti à ne pas enfourcher ce vigoureux destrier et à s'en remettre au sire de Vandenesse du soin de mener l'attaque, laquelle d'ailleurs n'avait pas été plus fructueuse que les autres : les écorcheurs semblaient avoir planté leurs griffes dans Châteauvillain jusqu'à la consommation des siècles.
Comme Catherine, debout sur la dernière marche du perron, hésitait au bord de la cour houleuse comme au bord d'une mare, une voix murmura à son oreille :
— La comtesse offre une fortune pour la tête du Damoiseau, belle dame ! Me donnerez-vous un sourire... et peut-être un baiser si je vous l'apporte ?
Elle tressaillit, fronça les sourcils, désagréablement surprise comme chaque fois qu'elle approchait le seigneur de Vandenesse. Depuis qu'elle avait cherché refuge derrière les murs de Châteauvillain, il l'entourait d'une cour suffisamment discrète pour n'être pas gênante ; mais c'était son aspect physique qui déplaisait le plus à la jeune femme, à cause de cette ressemblance qu'il avait avec le duc de Bourgogne, ressemblance funeste et qui avait causé, entre elle- même et son époux, le drame du dernier jour'.
A dire vrai, pour qui connaissait bien Philippe le Bon, Vandenesse n'était pas, et de loin, un reflet fidèle. Il avait la même tournure, presque la même figure que le duc mais il y manquait ce grand air, à la fois affable et imposant qui rendait le prince inimitable, même sous la carapace de l'armure. Seuls ceux qui n'avaient jamais approché Philippe pouvaient s'y laisser prendre...
Elle regarda Vandenesse au fond des yeux.
— Je n'ai que faire, messire, de la tête du Damoiseau ! Seul m'importe le sort de mon époux... du seul homme ici-bas qui puisse réclamer de moi un baiser ! Je ne suis plus la dame de Brazey, baron2